Malgré le ressentiment qu’il éprouvait encore à l’égard du pays qui, disait-il, l’avait vendu à l’Allemagne pendant la guerre, dans le français qu’il avait rapidement adopté, sa voix avait conservé la générosité de son phrasé natal. Elle égrainait les mots comme elle aurait dévidé les perles d’un collier. Elle ne nasalisait qu’en cas d’absolue nécessité, usant en général de la consonne comme d’un trempoline vers la syllabe suivante – flemme ou coquetterie ? peu m’importait, je ne m’y arrêtais pas, la voix était ainsi, accaparant l’oreille du moindre des mots jusqu’au plus important, déroulant ce qu’elle avait à dire avec une volubilité que le roulement des r ne ralentissait pas ; il ne s’agissait pas seulement d’être pourvoyeuse de sens, c’était le corps entier qu’elle engageait avec elle, caracolant sur le fil invisible de la pensée, celui de cordes restées sensibles, trébuchant parfois sur les chronologies mais rectifiant son cours dès la désinence du verbe suivant – de sorte que, de la cavité buccale, d’une émotion ou de la pensée cheminante, nous n’aurions su dire laquelle avait entraîné l’entorse légère à la langue qu’il avait apprise à force de persévérance. Lorsqu’il était question du nombre de strates d’un plat de lasagnes, la volubilité redoublait et la voix déferlait en de redoutables crues de perché… ? perché… ! posant à la fois les questions et faisant les réponses. Plus d’une fois, elle nous surprit avec un mot qui sonnait comme l’écho d’un autre – c’était que sa langue fossile, celle d’avant la guerre, avait refait surface, la rappelant à celle qu’elle avait été. Cette voix m’étrangea lentement à ma propre langue, m’initiant à de tout autres musiques et tant d’autres images, m’incitant à partir vers la sienne puis vers d’autres que je ne parlais pas. Le timbre de la voix change avec la langue, je l’ignorais encore.
« m’étrangeait » c’est vraiment joli (et tellement exact)…
… s’étranger à soi-même, à sa langue, à un lieu – cette capacité à prendre de la distance pour observer, écouter, parler, vivre autrement… j’ai lu que l’usage de ce verbe est aujourd’hui régional – bien contente d’être passée par la case écriture, parce que, pour ma part, c’est dans cette région-là que je l’ai découvert ! Merci pour le clin d’oeil sur le mot, Piero.