Sur les chaussures, il n’y a presque à rien dire, parce que du moment qu’elles sont confortables et pas trop laides, on n’y pense plus ; elles accomplissent leur tâche dignement, discrètes, silencieuses – celles qui craquent ou qui grincent sont immédiatement mises à l’index des chaussures. Elles garantissent aussi confort et pieds secs, une chaleur toute douce les jours d’hiver. On peut en devenir maniaque au point de les collectionner par centaines, mais elles peuvent tout aussi bien occuper un petit espace dans une armoire ou un placard. Elles jouent si parfaitement leur rôle qu’on les tient pour acquises, toujours là quand il est nécessaire. De plus, elles avertissent quand elles ont besoin d’être remplacées ou réparées. Il vrai que parfois un talon se décolle à l’improviste, un petit trou sur la semelle qu’on avait à peine remarqué s’agrandit soudain et nous fait immédiatement sentir toute leur indispensabilité, mais d’une façon générale et prévisible, elles ne nous lâchent pas. Elles sont honnêtes. Certains s’en prennent à les aimer follement car elles vont jusqu’à adopter la forme du pied qui les occupe pour mieux servir leurs usagers. D’autres sont faites exprès pour qu’on ait l’impression de marcher pieds nus. Reçoit-on d’un autre objet meilleure preuve d’abnégation ? Toujours prêtes à nous accompagner dans les bons ou les mauvais moments, si on choisit les plus adéquates, elles nous font découvrir de surprenants paysages, parcourir des villes inconnues, ruminer nos pensées de long en large, faire les cent pas sur les quais de gares. Certains ont du mal à s’en défaire, parce qu’elles leur auront rendu, pendant des années, un bon et fidèle service alors, parfois, même si elles ne servent plus à rien, ils les rangent juste un peu plus haut, sur la dernière étagère, comme un souvenir heureux. On ignore évidemment qui a été l’inventeur des chaussures, mais c’était sûrement une âme généreuse et compatissante qui aimait son prochain autant que lui-même, humble, dans sa découverte de l’évidence. Il semble en tout cas que le corps humain ait été très sensible à cette trouvaille et s’en soit senti tout remué. Il est aussi très important de remarquer que les matériaux utilisés pour fabriquer les chaussures ont très peu changé au fil des millénaires : des peaux et des peaux transformées en cuir, ce qui prouve une fois de plus la génialité de l’invention. Modes et esthétiques mises à part, on porte tous et encore les chaussures de Cro-Magnon. Quoi de plus extraordinaire, affirme de nos jours un fameux chaussurier, qu’une belle peau, bien tendue, lisse et douce comme du velours, page blanche où viennent se projeter tous les rêves et grâce à laquelle l’imagination défie une à une les limites de l’envisageable. Talons plus hauts qu’une montagne, fins comme les pattes des flamands roses, devants à bec de cafetière renversé ou plateforme de décollage, peintes, tressées, brodées, cousues à la machine ou à la main, en soie, en or, en argent, en cristal, parsemées de diamants, à trous, à clous, en noir et blanc, sensuelles, féeriques, aériennes, transparentes ou rudimentaires, protégeant à peine du sol brûlant ou des cailloux sur la route. Pour tous lieux et toutes circonstances. Le proverbe, qu’il soit pris au sens propre ou figuré, ne le démentira pas, on trouve toujours chaussure à son pied, bien qu’il y ait encore pas mal de pieds manquant de chaussures et beaucoup de chaussures martyrisées par des pieds mal avisés ou trop ingrats. Il me semble m’être quelque peu éloignée de ma réflexion sur les livres et d’en avoir un peu trop dit sur les chaussures. Je ferai évidemment tous les ajustements nécessaires car je ne voudrais en aucun cas estropier mes pauvres pieds en essayant de rentrer à tout prix dans des chaussures qui ne me conviennent pas.
le titre est trompeur, mais ta réflexion (très utilitaire) sur la chaussure m’a étonnée. Il y a des chaussures, peut-être plus que des robes, dont je pourrais raconter combien elles ont compté, presque faire ma biographie à travers mes chaussures.
Merci, Danièle ! J’aurais voulu en fait parler de livres, mais me suis emballée avec les chaussures !
‘Sur les chaussures, je n’ai presque à rien dire’… Subtil entrecoisement entre les pages des livres et les sols qu’on foule… Merci Helena!
Merci, Elise ! Oui, c’est exacement ça, cette singulière proximité entre livres et chaussures, que je ne soupçonnais même pas !
Merci Helena. Je viens te lire juste après avoir moi-même publié un texte sur les chaussures et c’est drôle comme certaines choses se répondent. J’aime beaucoup ta réflexion sur l’abnégation que nos chaussures ont pour nous et, comme toi, il m’a fallu passer par l’énumération pour essayer d’effleurer leur diversité. Et ton passage sur Cro-Magnon, quelle hauteur on prend d’un coup, c’est vertigineux et si vrai!
Merci, Géraldine ! Je vais de ce pas te lire !
Super les filles Géraldine et Hélèna, vos deux textes qui résonnent et se croisent. Un plaisir pour les lecteurs, lectrices.
Et vive les chaussures !
Connaissez vous l’histoire/conte de l’homme qui voulait recouvrir la terre avec du cuir pour protéger ses pieds fragiles jusqu’au moment où un sage suggéra de ne couvrir plutôt que la surface de ses pieds. Et c’est ainsi que furent inventés les premières sandales – Je vais essayer de vous retrouver l’origine. Bises.
J’ai retrouvé : dans le livre « Au bord du Gange » de Martine Quentric-Séguy et l’histoire s’appelle : Aplanir les obstacles » aux Editions La Mémoire des sources au SEUIL.
Non, je ne connaissais pas. Vais aller découvrir ! Merci infiniment, Clarence !
« Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé… », chantait Félix Leclerc…
Tes chaussures, elles, me font voyager, moi…
Merci pour ce texte !
Merci, infiniment, Fil ! Vais quand même aller le remanier comme tu as fait pour le tien.
Splendide évocation… de l’humour à foison, des rêveries d’historienne, des tours à nid d’hirondelle et des pas de géants à travers les paysages, voilà l’esprit bien chaussé ! Merci Héléna et belle journée à vous !
Merci infiniment, Françoise ! Quelle belle image : l’esprit bien chaussé !
J’attendais qu’on retrouve les livres quelque part puisqu’ils étaient mentionnés en tête de texte en compagnie des chaussures… finalement tu nous as embarqués en promenade en nous redonnant conscience du bien chaussé, d’autant plus quand on a tendance à se tordre le pied… et nous écrirons notre roman nous mêmes !
Merci Helena pour ton texte et pour ta délicieuse gaieté…
Merci, Françoise ! Ils sont quand même un petit là les livres ! Simplement je n’ai pas trop forcé l’analogie. Rentrer de force dans des chaussures qui ne vont pas ça peut faire mal ! Émue de la référence à la gaieté. Parfois, j’essaie de l’éviter, mais elle m’échappe, la coquine !
on appelle aussi ça des pompes – c’est de l’argot – ça a un goût un peu funèbre – il y a aussi ces trucs, là, filasses qui servent à les attacher, les garder, les tenir, immémoriaux qui datent probablement comme elles de Mathusalem – mais le pont avec les livres y est (j’ai trouvé) quand on découvre paysages villes inconnues pensées ruminées… très réussi – merci
Merci, Piero ! Oui, les filasses, encore une possibilité de rattachement aux livres, c’est vrai !
Helena j’ai adoré lire ce texte, beaucoup de joie vraiment!
Merci, Rebecca !