S’installer au bureau matin ou soir, croiser les jambes, les décroiser, réajuster le fessier en s’agitant d’un bord sur l’autre à cause de l’assise qui manque un peu de rembourrage, à chaque fois s’en faire la remarque en dépit du coussin rajouté pour compenser le défaut de moelleux et ajuster la hauteur, ne pas se souvenir d’où sort ce diable de fauteuil qui a connu bien des déménagements et divers retapissages en fonction des pièces dans lesquelles il a séjourné, alors s’imaginer dressant la liste de ses propriétaires précédents — d’un milieu social aisé forcément — et celle des demeures cossues qu’il a contribué à meubler (en paire ou en série de quatre) pendant près de deux cent cinquante ans avant d’atteindre le XXIème siècle, certes un peu éprouvé et ayant perdu de son confort, présentant malgré tout la même remarquable stabilité grâce à sa structure assemblée en tenons et mortaises — genre de montage ingénieux garant de solidité —, donc bon pour le service et toujours beau : clous à tête en bronze alignés à la perfection, accoudoirs parés de trois rainures creusées à la gouge jusque dans la crosse et motifs végétaux sculptés dans la courbe qui les fixe à l’assise, peut-être acquis chez un brocanteur d’un village du Sud ou alors récupéré dans le bric-à-brac d’un hangar de famille destiné à être jeté — un peu trop vieillot pour s’assortir au mobilier moderne, éventuels héritiers plutôt portés sur le verre et le métal —, donc sauvé d’une destruction certaine, datant du XVIIIème, en bois naturel — a priori du noyer —, appelé fauteuil cabriolet par les spécialistes avec dossier incurvé épousant la forme du dos et pieds droits cannelés sur toute leur longueur, et c’est vrai qu’à l’observer avec un peu de distance il s’en dégage le même genre de légèreté et d’élégance que celle évoquée par le mot cabriolet, enfin de l’idée qu’on s’en fait même s’il y a bien des différences entre un fauteuil et une voiture mobile à essieu unique et capote amovible, admirer un instant les feuillages de style néoclassique qui décorent le haut du dossier, se dire qu’il fallait des doigts savants — à la fois ébénistes et sculpteurs — pour réaliser une telle œuvre, éprouver aussi du plat de la main le tissu commandé à Lyon chez un spécialiste en textile d’ameublement de luxe il y a une trentaine d’années (c’était pour son dernier rhabillage) : une belle brocatelle au drapé souple, mélange coton lin soie, grammage 305 par mètre linéaire très cher, coloris cornaline finalement bien coordonné aux objets de provenances diverses qui occupent le bureau actuel, l’harmonie d’une décoration davantage définie de nos jours par la juxtaposition des matières et non plus par la prédominance d’un style, objet extrêmement simple d’usage pourvu qu’on l’aborde du bon côté, pas de clés ou tirettes à manœuvrer, pas de boutons à manipuler, juste se déposer entre ses bras ouverts, s’ajuster, se caler — largeur 56 / hauteur 87 / profondeur 48 —, largement suffisant pour remonter ses pieds sur l’assise, se blottir, passer une heure à écrire ou partir en voyage, s’imaginant attelé par le truchement de ses accoudoirs au corps sensuel et puissant d’un cheval.
Codicille : Comme souvent j'ai évité de réfléchir / Me suis laissée porter par l'endroit où je séjourne un certain nombre d'heures tous les jours / Ai regardé les objets posés sur la table de travail (crayons de toutes espèces, gomme, feutres, règle en plastique, papiers, piles de livres), puis les objets plus exotiques posés sur les étagères de bibliothèque (boîte en bois de bouleau, encrier indien en bronze, petites peintures à l'huile représentant des oiseaux de mer, statue primitive d'origine népalaise, pipes en terre cuite mexicaines) / Ensuite ai passé en revue les objets de plus grand volume disposés au hasard de la pièce (coffre du Rajasthan où sont rangées les enveloppes, gros coussins en tissu chamarré, petit coffre à tiroirs, paire de statues en bois homme femme du Nagaland, divan aubergine) / Ai cherché par où ça pouvait se tenir, quoi serait pertinent, me demandais aussi ce qui pouvait être intéressant pour les autres, ceux qui liraient après / Ai failli gagner la cuisine... tout ça pour en revenir à l'objet sur lequel j'étais assise, vieux fauteuil récupéré je ne sais où je ne sais quand qui m'accueille sans gémir chaque fois que je le sollicite. Pas de nostalgie, seulement de l'usage au quotidien.
La chaise où je suis assise te lisant fait bien pâle figure! 😉 Merci pour ce voyage dans le temps
Ah ça alors tu me prends par surprise, chère Rebecca, alors que je suis encore en train d’ajuster le texte…
(franchement pas sûre de moi !…)
En fait c’était l’occasion d’observer de plus près un objet dont je me sers tous les jours, un objet depuis longtemps avec moi qui a atterri entre mes mains je ne sais plus comment, et ça m’a bien fait voyager aussi !
Merci pour ton attention et ton gentil écho…
Un fauteuil qui part en balade, voilà un objet bien patiné qui nous ravit ! Un bel effet,
Eh bien voilà souligné le mot que j’ai omis d’utiliser, patine ou patiné… parce que pour être patiné, il l’est !!
Merci pour ce signe…
m’a fait penser à ces Floride qu’on voyait dans l’enfance – je crois que la ravissante idiote (aka BB) s’y pavanait plus ou moins – une affiche et le titre du film peut-être Kiberlain/Rochefort un peu concon (en tout cas tout confort) (merci)
Bonjour Piero
viens d’aller voir à quoi pouvait bien ressembler un fauteuil Floride et ce n’est pas tout à fait le même topo… peu importe, c’est le « pavanage » de la belle qui compte !
merci de ton passage…
Un fauteuil sympathique, confortable et élégant.
Vraiment adorable d’être venu tester mon fauteuil… pas si mal finalement bien qu’ancien et quelque peu agaçant par son insensibilité au passage du temps…
Voyager depuis son assise, lire avec le postérieur, première expérience. Lol. Tellement plaisant, ton texte. Oui, tu nous emmènes à partir de peu et belle image de fin après passage au cabriolet. Merci, Françoise.
Sur ce type de proposition, on ne sait pas trop sur quoi partir… pas envie de m’emparer d’un petit objet genre téléphone ou tire-bouchon ou crayon (trop prisé sans doute), alors j’ai pris ce dans quoi j’étais assise tout simplement… et ma foi, je me suis bien amusée…
Merci Anne pour ta lecture et ta compagnie
(et je t’invite à faire un tour dans mon cabriolet quand tu veux…)
Merci, Françoise 😉
En te lisant le parfum des vieilles dentelles et des robes de soie m’est monté au museau! Et, si je t’ai bien lue, ton texte ne comporte qu’une seule phrase, et pour ça aussi, chapeau (claque) !
Oui c’est ça, un petit challenge supplémentaire… et puis ça permet d’avoir une piste tracée pour y inclure les éléments qui surgissent
Merci pour ta lecture, chère Claire
Oui pas envie d’aller vers les objets « modernes », plutôt puiser dans ce qui nous accompagne tous les jours et nous donne à explorer…
Mais tu sais, les objets modernes peuvent aussi nous accompagner tous les jours… Va voir ma « spatule » postée ce matin si tu as un peu de temps… j’ai voulu du tout petit/petit…
Belle trouvaille. Plutôt que de chercher parmi ce qui ce trouve sous nos yeux, aller chercher ce qu’il y a dans notre dos ou sous nos fesses. Tellement de précisions, de ciselures, de détails, d’histoires. Merci pour ce texte riche.
oh merci merci… oui, c’est un peu ce que je me dis après coup, je ne savais pas du tout où j’allais, mais j’ai foncé et puis il y a eu cette révélation du nom qui fait tenir le reste…
Merci pour l’intérêt porté à ce fauteuil qui en a vu de toutes les couleurs…
Oui, une seule phrase qui se lit d’un trait, si visuelle et vibrante qu’on voudrait « juste se déposer entre ses bras ouverts », ceux du texte et du fauteuil ! Magnifique !
Merci pour ton chaleureux retour… merci Helena
(et puis entre nous, c’est vrai qu’à un moment donné, on ne sait plus très bien si ça fonctionne ou non…
pourtant ne pas remettre en cause, ne pas se démolir, surtout continuer à faire, recommencer sans cesse…)
à bientôt un peu plus loin sur le chemin…