Pressé de sortir la nuit, sur papier recyclé en format word, enliassé et mis en pièce jointe, il est livré à tombeau ouvert, au chant du coq, dans les kiosques et les boîtes mail. Etrange destinée des journaux quotidiens n’ayant que des faits de société à raconter, vite submergés par la masse de nouvelles économiques absconses, d’encarts publicitaires tape à l’oeil, de courriers de lecteurs mécontents, une météo incertaine et un horoscope prometteur. Une info chasse l’autre, en articles concis, souvent copiés-collés et réchauffés à force d’être réactualisés. Les journaux les plus nobles, ceux qui ont des choses sérieuses à dire en formules bien tournées, ont le privilège de figurer en bonne place, à l’abri des vents et marées, dans un édicule bien achalandé, entre magazines de mode en papier glacé et revues littéraires écrites en français soutenu. Ni Une, ni deux, froncement de sourcils et pupilles dilatées pleine ouverture grand angle, on est fin prêts pour un décryptage en règle des nouvelles typographiques d’ici et d’ailleurs. On se saisit avec avidité de notre quotidien favori, dans un bruissement d’étoffes et de froissement de papiers, sur des toussotements et des raclements de pieds, entre café crème et correspondance de train, on le lit assis ou debout qu’importe! On l’effeuille, on le télécharge, on lui plie les pages en quatre et on le scrolle and rolle sans vergogne, pour gagner de la place dans les transports, on le partage et on le transfère aux amis et connaissances, les uns lisant la page des sports, les autres, les petites annonces. On attend son tour, guettant du coin de l’oeil l’heure de la coupure, où on pourra le consulter sans gêne, sur un écran au bureau et au comptoir d’un bar du coin. On survole les articles et on retient ceux qui nous intéresse. On les commente pour soi ou avec son voisin. Chacun est invité à donner un avis, souvent péremptoire et définitif, mais non dénué de bon sens. Ce sont des brèves de comptoir et de machines à café, d’où fusent bons mots et exagérations. Il y a souvent un peu de vérité sur ce fond d’approximations. On refait inlassablement le monde jusqu’à l’article suivant. Les plus impliqués relaieront les publications en les amendant sur les réseaux sociaux en 140 lettres maximum. Au fond, rien n’a vraiment changé avec Internet. Il y a aussi ceux qui remplissent au stylo ou à la souris, des grilles de mots croisés, complétant et raturant, les cases d’un précédent lecteur-joueur moins inspiré. Il y a aussi les « taiseux » lisant en solitaire d’un air pénétré, les pages culturelles et les articles savants, produits par d’éminents spécialistes « faisant référence », qui nous rappellent, en petits caractères pleine page, avec ou sans puces de renvoi, la complexité des choses. On retrouve ce journal, en format papier plié au carré, rangé dans les parapheurs nominatifs de respectables ministres en séance de travail, ou de manière plus décontractée mais en plus froissé, sur les présentoirs des bibliothèques. Le journal est une chronique de ce que nous sommes. Il est souple de caractères pour coller au goût de chacun. Il est une gazette spécialisée en arts ou en affaires de justice, une revue illustrée nous vantant des contrées lointaines au prix d’un ticket de métro, un canard satirique hebdomadaire ou une feuille de chou à ragots qui servira d’emballage à des épluchures de pommes de terre, à défaut d’alimenter un feu de cheminée un soir d’hiver. Il y a aussi des journaux officiels, démocratiques, plus légaux que d’autres, qui nous renseignent sur les lois et les débats politiques en cours dans les arènes du théâtre parlementaire. Les journaux font aussi des livres. Ils nous disent la vie des équipages et des passagers des navires et aéronefs, décrivant le moindre fait survenu à bord, de bâbord et à tribord, sans oublier ceux qui nous exposent l’état de santé d’une entreprise, par la litanie des chiffres comptables à présenter à un banquier parcimonieux ou à un contrôleur des impôts suspicieux. Enfin sans doute le plus important de tous, celui dont on ne parle pas, sauf à des intimes, le journal que l’on garde pour soi et que l’on ne publiera pas, enfin pas tout de suite, un livre-journal de notre vie, témoin exclusif de notre quotidien, consignant au jour le jour ou presque, pour toujours ou pour quelque temps, une correspondance personnelle, des éclats de souvenirs, des peines monotones, des joies éphémères, des amours contrariés, des épisodes autobiographiques ou des rêveries existentialistes, que l’on rangera ensuite, une fois rempli, au rayon des souvenirs refoulés, parmi les albums de photos et les journaux de classe jaunis, cadenassés à double-tour, dans une malle oubliée au fond d’un grenier poussiéreux.
Bonjour Laurent,
avec l’usage du « on » voilà que nous sommes tous convoqués dans votre texte, dans cette foule qui se croise, le journal en dénominateur commun, ça foisonne, ça crisse et ça froisse et c’est bien,
merci Catherine…Au plaisir de vous lire aussi.