Envolez-vous ! envolez-vous papillons ! Pensez d’abord à ça, répétez-le, une fois, deux fois, dix. Cent si vous voulez, le plus vite possible. Envolez les papillons jusqu’à ce que vous les imaginiez. Imaginez-les, visualisez-les. Voyez-les dans ces mots que vous répétez. Et répétez-les pour mieux les voir, pour mieux comprendre de quoi ils sont faits, qui ils sont, où ils vont. Et quel air les porte. Portez-les ces papillons de coton, de satin, de soie, portez-les avec ces mots répétés. Ces mots envolés. Envolez-vous ! envolez-vous papillons de neige ! Et répétez. Répétez ces mots en faisant tourner la matière. Les matières, les substances, les textures. Voyez-les, portez-les de vos mots de roche et de métal, de bois, d’écorces et de mousses, de chair, de sang, d’os, d’eau, de vase, de vent et de nuages, de ciel et de terre, de poussière, de feu, de glace, de lumière et d’ombres, que sais-je ? Répétez, voyez, les mots, les images. Envolez-les ces papillons, envoyez-les dans le paysage qui se dessine devant eux, peu à peu, en vol. Voyez ce paysage, imaginez-le comme si vous pouviez le croquer sur un carnet. Envolez-vous petits papillons ! Et quand vous entendez leur nuée, mille et un papillons flottants sur vos têtes et vos paysages intérieurs, allons-y : travaillons. Travaillons la matière.
Installez-vous autour de la table. Avec vos papillons, ne les oubliez pas. À aucun moment, papillons de sable ou papillons de verre en tête, de désert aride ou palais de cristal. Vous les entendez ? Ce sont eux qui vont vous aider à choisir les matières, les formes et les couleurs qui leur sont propres comme aux paysages dans lesquels ils voyagent. Quand vous êtes bien installés, laissez-vous guider par vos papillons, laissez-vous porter, vous envoler avec eux pour le choix des tissus, des plumes, des broches, des perles pourquoi pas ? Les nuances, en surface, la lumière qui s’y accroche ou rebondit et se disperse. Vous avez là un échantillon des chutes de mon atelier, dentelle, cotonnade, velours, tulle, guipure, jute… Quoi d’autre ? Tout un assortiment de plumes, ici les naturelles, là les colorées, en nuances de rouge, de bleu, de vert, de rose et violet, de jaune orangé, le noir et le blanc. Attention en ouvrant les paquets, essayez de ne pas les mélanger. Plus difficile sera le rangement sinon. — Toutes ces plumes, ça en fait quand même des oiseaux morts ! — Faites votre choix aussi avec du papier, j’ai apporté des revues. Pas pour les feuilleter et s’en inspirer, mais pour les motifs. C’est pour déchirer les pages et utiliser le papier comme du tissu, pour jouer avec sa texture. Avec des feuilles froissées et le brillant du papier glacé, on peut créer un autre relief. Un nouveau paysage, et changer de perspective. Mais gardez sans cesse la tête dans votre nuage de papillons pour bien choisir. Quand c’est fait, on passe au montage.
Alors maintenant, prenez une aiguille et coupez un bout de fil de la bobine de votre choix. Imaginez que c’est le cœur de la fleur où vos papillons aiment à se poser. Enfilez alors le fil dans le chas de l’aiguille, partagez-le bien en deux, et faites un nœud simple avec les extrémités. Ensuite, superposez vos bouts de tissus et pliez-les en deux. Pliez-les bien et pincez au milieu. C’est là que vous allez coudre pour fixer l’ensemble. C’est le cœur du futur papillon. Faites plusieurs petits passages d’un côté et de l’autre, en effectuant des nœuds, repassez l’aiguille à l’intérieur des boucles. Il faut que ce soit solide parce que c’est là aussi qu’on fixera l’épingle. Ce sera le corps du papillon. Son corps et ses pattes pour se poser, pour se fixer. C’est la seule chose que vous ne pouvez pas vraiment imaginer. Ou plutôt c’est ce que vous devez imaginer. Même si vous le voyez fait d’éther et d’étincelles, votre papillon, son corps sera de métal fin, et ce sera aussi son pied perforant. Eh oui, nos papillons sont des gastéropodes térébrants, moins aériens et légers qu’ils n’en ont l’air. S’ils s’envolent, c’est peut-être comme une tique mutante avec des ailes à la recherche d’une proie, d’une peau. D’ailleurs, attention les doigts.
Le bouquet des ailes. Pour ça, prenez vos plumes, et conservez juste les extrémités. Enlevez les petites plumes, le duvet et tout ce qui peluche. Gardez juste les bouts bien formés et bien plats, bien lisses, comme les empennes des flèches. Tirez bien sur le duvet pour l’arracher. Quand c’est fait, coupez une bonne partie du rachis, la tige trop longue. Ensuite, plaquez ce bout de plume sur un côté du tissu plié, et comme tout à l’heure, cousez-le près de la base des plumes. Trois ou quatre fois. Laissez ce qui reste de la tige dépasser, on la coupera après si vous voulez. Mais vous pouvez conserver ce petit bout aussi, ça peut faire comme une patte. — Ça passe pas très bien dans mon papier alu. J’crois qu’avec le pli c’est un peu épais. — Fallait pas voir des papillons en forme d’avions de combat. Et à quoi il ressemble alors ton paysage ! — Quand vous aurez terminé d’un côté, recommencez de la même manière de l’autre côté. Essayez avec un jeu de plusieurs plumes, mais attention, ça va épaissir les ailes. Le point de couture va grossir et rendre moins facile la fixation de l’épingle. Et attention à l’alu ! Et quand vous aurez terminé des deux côtés, vous allez ouvrir les ailes du papillon, pliez-les, torsadez-les pour les assouplir et former de beaux bouquets. Et découpez les contours pour bien donner forme aux ailes, pour les égaliser. — Et si j’ouvre un peu les plumes comme un éventail, j’peux faire une libellule ? — Si t’entends couler une rivière ombragée un soir d’été, pourquoi pas ? Mais bonjour les moustiques !
N’oubliez pas la petite phrase à répéter. Répétez-la-vous de temps en temps, suivez-les vos papillons à mesure que vous leur donnez forme. Soyez sûrs du voyage qu’ils mènent et qu’ils promettent entre vos mains. C’est ça le stylisme, au fond, un va-et-vient incessant entre le travail minutieux au bout des doigts, dans le faufil des tissus et des plumes, des formes et des couleurs qui volettent dans vos têtes en mille et une ailettes de papillons. Et le vaste paysage aux infinies textures dans lequel ils évoluent. Évoluez avec eux dans ce monde sans cesse changeant, de matières, de lumières, qui est le vôtre. Observez bien la composition d’ensemble pour en retravailler l’aspect, vous verrez à la fin comme elle vous ressemble. Et ça de plus en plus au fil du temps, de l’expérience. Du style, qui évolue. — Dis donc, j’sais pas si toi t’as de l’expérience, mais ton mélange marron-beige-bordeaux c’est quoi, du postapocalyptique victorien ? — J’avoue que c’est assez western-vodka. — Même si ça ne ressemble plus vraiment à un papillon. À ce premier papillon en vous qui éclot aujourd’hui sous vos yeux, dans et par vos mains. Bref ! Après quelques allers-retours, si l’ensemble a l’air de tenir, si votre petite réalisation vous convient à peu près, — ne soyons quand même pas trop exigeants pour une première : coupez le fil.
Maintenant, la phase finale de la broche. Choisissez-en une dans la boîte et placez-la à la base des ailes. Maintenez-la bien, la partie ouverte, cette patte qui pique, en bas. Sinon votre papillon ne pourra se fixer nulle part. Et alors, cousez une dernière fois dans le trou de l’épingle. Essayez de coudre là où il reste encore de la place dans le tissu. Et faites des nœuds comme tout à l’heure, faites des boucles et revenez autant que possible dans le trou. C’est ça aussi vos va-et-vient. Et ne vous inquiétez pas si ça n’a pas l’air de vouloir tenir. À la fin, on mettra un point de colle. — Faut que ça pique dans les plumes ? — T’écoutes rien toi ! Depuis le début on dit qu’il faut que ça vole ! — N’oubliez pas de couper le fil. Et les tiges qui restent, comme je l’ai dit. Ce sera plus facile pour que votre papillon vienne se poser sur votre épaule. Mais c’est à vous de décider. Il y en a toujours qui ont l’impression de lui couper les pattes. Pour savoir ce qu’il faut faire, n’oubliez pas les paroles. Répétez-les encore une fois, mille fois. Répétez, développez ! Révélez-vous ! Envolez-vous petits papillons ! envolez-vous ! déployez vos ailes ! évadez-vous ! libérez-vous ! déployez-vous de toutes vos forces ! de toutes vos ailes cousues de fil d’azur ! de fil d’or ! de toutes les couleurs ! envolez-vous ! envolez-vous petits papillons ! tout petits ! invisibles ! envolez-vous et plongez ! éphémères ! plongez en piqué ! et piquez dans l’encrier des bannières arc-en-ciel ! de leurs chutes ! envolez-vous ! envolez-vous et plongez ! piquez ! papillons de combat !
- De l’impératif ? « Branchez la guitare, entonnez le tambour, moi j’accorde ma basse, un, deux, trois, quatre ! », avec cet accent étranger de la chanteuse et c’est parti pour ce riff en boucle minimaliste dont l’entraînement, l’entêtement, semble dû à cette espèce de coup de PIE à la fin, ce riff qui semble ne pas devoir s’arrêter, entrecoupé par le pilon de la grosse caisse et les coups de marteau de la guitare, et « Allons enfant, jouez ! »
- L’impératif : désigne un faire, donc échappe à la sphère close sur elle-même du langage — on heurte au réel, et d’autant plus fort qu’il tourne le dos — ne pas se séparer de son destinataire, l’embarquer avec lui, même si c’est sur soi-même qu’on le retourne.
- L’impératif avec le verbe sortir, d’abord, et on appellerait ça : les coups du Sors ! (Ou la clepsydre, rapport à l’émission Fort Boyard : « Sors ! sors ! sors ! »)
- Sors ! et on déclinerait la formule au gré des souvenirs et des différents sens que peut prendre le verbe en fonction des situations. Et je pourrais dire, par exemple : Sors ! sors-le ! ce clavier sous l’oreiller, dessous le traversin, sors ! ce clavier de papier, ces touches dessinées, AZERTY en A4 paysage, ce clavier de commande, sors ! cet ordinateur central imaginaire, ce centre imaginaire puissant, cet imaginaire puissance infinie, sors et va, vole, file dans l’espace du soir, de la nuit, approfondis-les, creuse le lit de tes rêves, et sors ! cette machine pleine d’allant, prête pour l’envol, dans le faufil des doigts, de la pulpe sur les touches d’encre et de papier, des lettres dessinées pour des phrases jamais vues, sors ! cette histoire à dormir debout, ce rêve éveillé, caché sous l’oreiller, dessous le traversin, sors ! du fond du lit, de sous la couverture, sors ! le vaisseau amiral, AZERTY-A4, va, vole, file avec cet avatar du navire Argo dans ce paysage coton, d’encre et de papier entre les mains, et perce le soir, troue la nuit, pioche, bêche, chève la pierre noire de tes songes à la lampe électrique, sur le clavier, sous la couverture, au fond du lit vaisseau, sors ! ce passager de cale de ce cocon de lumière, l’espace d’un instant, sors ! sors-le ! sors-la… ! Et je vous laisse le soin de poursuivre les rêves oubliés de ma dizaine d’années.
- Tiens, l’impératif catégorique de cette autre chanson, J’ai dix ans : « Tar’ ta gueule à la récré ! » (Spéciale dédicace à qui du droit bafoué.)
- En même temps, il y a comme une urgence à ne pas se précipiter, à faire ce que l’on a à faire, à vivre ce qu’il y a à vivre comme d’habitude ou presque. Pour le point de rupture, on verra bien le moment venu. Mais quelque chose me dit qu’on s’en occupe déjà depuis bien longtemps.
- « Sortir », ça veut dire, justement, sortir de la sécurité de leur maison, pour aller vers les autres dans lesquelles ils sont en insécurité ; ils ont besoin de supposer l’interdit pour calmer l’angoisse qu’ils ont à se risquer. » (Françoise Dolto, Solitude)
- J’ai commencé avec ce paragraphe, mais il ne me convient pas : Une fois, les ateliers Découverte métier, ça s’est organisé à la structure, dans la salle de pause. C’était un atelier Stylisme. Mais attention, aucun rapport avec la mode et la haute couture. Ça s’est passé avec une plasticienne. Enfin si, il y avait un rapport, mais de loin. C’est juste que l’intervenante a travaillé dans ce milieu. En fait, elle a commencé des études d’arts plastiques au lycée à Angoulême, elle a continué en arts appliqués à Lille et elle a fait des stages dans de grandes maisons de couture à Paris. Elle a pas dit lesquelles. Dommage, j’aurais bien voulu savoir. Mais personne a demandé. Et moi… Bref ! Elle a commencé à gagner vraiment sa vie avec ça, la haute couture. C’est là qu’elle s’est spécialisée dans la création avec les tissus. Et puis elle est revenue à Angoulême, entre sa petite boutique de bijoux fantaisie à sa façon et une galerie où elle expose un travail d’artiste plus large. Voilà. Faut aller voir ça un jour. En tout cas moi j’irai. L’atelier et tous ces échantillons de tissus et de plumes, et tout ce petit travail rien qu’avec des chutes, moi ça m’a donné envie. — Il n’a pas d’autre intérêt que de lancer la lourde machine d’écriture, pas d’autre fonction que de la roder par le contexte, par sa situation. L’idéal serait de pouvoir rattraper cette chute.
- J’avoue : l’envolée finale, passablement lyrique, est plutôt cousue de fil blanc — tout comme les jeux de mots de cette note.
- Le « postapocalyptique victorien » et le « western-vodka », je ne sais pas comment c’est arrivé, je ne sais pas du tout ce que ça signifie, mais je les ai bel et bien entendus dans une conversation.
- De l’impératif par le groupe Gwendoline : « Cours, mords, attaque, meurs, attaque, mords, cours, meurs, cours, meurs, attaque, mords, attaque, meurs, cours, mords. »
- Pour les photos, hormis les recadrages et parfois un petit ajustement automatique des couleurs et de la luminosité, j’ai été tenté par des modifications plus radicales, avec saturation des tons clairs et foncés (dans un sens ou dans l’autre), du contraste, voire des couleurs, pour faire du matériel photographié, avec lequel sera produit le papillon broche, le paysage imaginé dans lequel celui-ci s’envole. Mais c’est finalement un genre de travail inutile : c’est joli à regarder, comme un tank et sa peinture camouflage, flambants neufs, un jour de défilé sur une vielle avenue pavée, mais cela relève moins du sens que de la pulsion. J’en reste donc avec des images réalistes pour un même titre simple, Paysage, décalé par rapport aux référents de l’image. Le seul décalage devrait suffire pour proposer une autre vue. Libre alors à chacun de recadrer, d’étirer, rétrécir mentalement l’image, de la retourner, rogner, de jouer avec les tonalités de couleurs, de contraste, de creuser la lumière et les ombres.
- J’allais oublier Dutronc : « Fais pas ci, fais pas ça / Viens ici, mets-toi là / Attention prends pas froid / Ou sinon gare à toi », etc.
- Je sais : avec toutes ces photos, toutes ces couleurs en vrac, le tableau général ça dégouline.
« laissez-vous guider par vos papillons, laissez-vous porter, vous envoler avec eux » « Soyez sûrs du voyage qu’ils mènent et qu’ils promettent » « Pour savoir ce qu’il faut faire, n’oubliez pas les paroles. Répétez-les encore une fois, mille fois. Répétez, développez ! Révélez-vous ! Envolez-vous petits papillons ! envolez-vous ! déployez vos ailes ! évadez-vous ! libérez-vous ! déployez-vous de toutes vos forces ! de toutes vos ailes cousues de fil d’azur ! de fil d’or ! de toutes les couleurs ! envolez-vous ! envolez-vous petits papillons ! tout petits ! invisibles ! envolez-vous et plongez ! éphémères ! plongez en piqué ! et piquez dans l’encrier des bannières arc-en-ciel ! de leurs chutes ! envolez-vous ! envolez-vous et plongez ! piquez ! papillons de combat ! » « En même temps, il y a comme une urgence à ne pas se précipiter, à faire ce que l’on a à faire, à vivre ce qu’il y a à vivre comme d’habitude ou presque. Pour le point de rupture, on verra bien le moment venu. »
Merci, Will. il a fallu que je relise pour comprendre. Et à vous lire y compris le codicille, une tension énorme que j’avais s’est allégée. J’ai suivi vos mots, ils m’ont entêtée, emportée. Vos papillons et répéter les mots et encore et encore, je deviens papillon, et je vis presque comme d’habitude. Je verrai le moment venu. Merci beaucoup.
Eh bien, si mes mots peuvent aider à surmonter une certaine tension, c’est bien plus que l’effet escompté quand je prends la plume ! — Si seulement cela pouvait fonctionner sur moi… 😉 — Merci Simone.