Profération une, voix de la mère dans la tête du gosse :
Va ranger ta chambre. Ramasse tes slips sales sous le lit. Après, viens manger ta soupe. Sois à l’heure sinon, tant pis, tu mangeras froid. Et oublie pas tes devoirs. T’as encore pris des lignes ? Un exercice en plus ? Prends bien garde à toi ! Compte pas t’en tirer comme ça. Apprends ta poésie ! C’est pourtant pas difficile ! Prends ça ; ça rentrera peut-être plus facile dans ta caboche ! Enlève-moi ce sourire de ta gueule. T’entends saligaud ? Corvée de patates chez le vieux, ça te pendait au nez avec ton sale sourire de vice. Dis-moi aussi, ça te dit de dormir à la cave ? Montre-moi ce que t’as encore dans ta poche. T’as encore chapardé ! Pour ta bestiole ? Tu veux ma mort ? Dis-moi, c’est ça ? Aide-moi, Ô mon Dieu ! Prie ! T’as intérêt à prier bien fort, je veux t’entendre de dedans. Et pas qu’une fois ! Saute pas de mots. Et agenouille-toi. Lâche ça ! Mais lâche ça ! Lâche !
Profération deux, voix de la jeune poète :
Assassine le ciel. Assassine les nuages. Assassine la pluie. Assassine le froid. Assassine les villes. Assassine les maisons. Assassine les vies. Assassine l’espoir. Assassine-toi.
Bombarde le ciel. Bombarde les nuages. Bombarde la pluie. Bombarde le froid. Bombarde les villes. Bombarde les maisons. Bombarde les vies. Bombarde l’espoir. Bombarde-toi.
Démembre le ciel. Démembre les nuages. Démembre la pluie. Démembre le froid. Démembre les villes. Démembre les maisons. Démembre les vies. Démembre l’espoir. Démembre-toi.
Détruis le ciel. Détruis les nuages. Détruis la pluie. Détruis le froid. Détruis les villes. Détruis les maisons. Détruis les vies. Détruis l’espoir. Détruis-toi.
Écrase le ciel. Écrase les nuages. Écrase la pluie. Écrase le froid. Écrase les villes. Écrase les maisons. Écrase les vies. Écrase l’espoir. Écrase-toi.
Égorge le ciel. Égorge les nuages. Égorge la pluie. Égorge le froid. Égorge les villes. Égorge les maisons. Égorge les vies. Égorge l’espoir. Égorge-toi.
Envahis le ciel. Envahis les nuages. Envahis la pluie. Envahis le froid. Envahis les villes. Envahis les maisons. Envahis les vies. Envahis l’espoir. Envahis-toi.
Éventre le ciel. Éventre les nuages. Éventre la pluie. Éventre le froid. Éventre les villes. Éventre les maisons. Éventre les vies. Éventre l’espoir. Éventre-toi.
Fracasse le ciel. Fracasse les nuages. Fracasse la pluie. Fracasse le froid. Fracasse les villes. Fracasse les maisons. Fracasse les vies. Fracasse l’espoir. Fracasse-toi.
Occupe le ciel. Occupe les nuages. Occupe la pluie. Occupe le froid. Occupe les villes. Occupe les maisons. Occupe les vies. Occupe l’espoir. Occupe-toi.
Pille le ciel. Pille les nuages. Pille la pluie. Pille le froid. Pille les villes. Pille les maisons. Pille les vies. Pille l’espoir. Pille-toi.
Rase le ciel. Rase les nuages. Rase la pluie. Rase le froid. Rase les villes. Rase les maisons. Rase les vies. Rase l’espoir. Rase-toi.
Ravage le ciel. Ravage les nuages. Ravage la pluie. Ravage le froid. Ravage les villes. Ravage les maisons. Ravage les vies. Ravage l’espoir. Ravage-toi.
Regarde la poussière. Regarde les cendres. Regarde les flaques. Regarde la bouillasse. Regarde les ruines. Regarde les gravats. Regarde les morts. Regarde le désespoir. Regarde-toi. Tu peux ?
Profération trois, voix de l’activiste :
Dénomination de l’armement : 9N123
Veuillez lire attentivement cette notice avant de vous prendre cette bombe, car elle contient des informations importantes pour vous. Vous devez toujours vous prendre cette bombe en suivant scrupuleusement les informations fournies dans cette notice ou par votre ennemi ou votre adversaire. Gardez cette notice. Vous pourriez avoir besoin de la relire. Adressez-vous à votre ennemi pour tout conseil ou information. Si vous ressentez un quelconque effet indésirable, parlez‑en à votre chef d’État ou votre chef d’État-major. Ceci s’applique aussi à tout effet indésirable qui ne serait pas mentionné dans cette notice. Vous devez vous adresser à votre expert des plateaux télés si vous ne ressentez aucune amélioration ou si vous vous sentez moins bien dans les jours qui suivent. Ne laissez pas cette bombe à la portée des enfants.
Qu’est-ce que 9N123, bombe à sous-munition et dans quels cas est-elle utilisée ?
9N123, bombe à sous-munitions est un grand conteneur rempli de cinquante sous-munitions à fragmentation 9N24 dotés de 1,45 kg d’explosif dispersant à l’impact ou peu après 316 fragments identiques. Cette arme est utilisée par voie aérienne. Ne vous prenez jamais 9N123, bombe à sous-munition si vous tenez à la vie ou à l’un des autres composants contenus dans ce monde. Informez, si vous en avez toujours, vos associations humanitaires si vous prenez, avez récemment pris ou pourriez vous prendre tout autre projectiles. Ne prenez pas d’autres projectiles contenant des munitions. Vous risqueriez un surdosage. L’efficacité de 9N123, bombe à sous-munition peut être diminuée si vous vous avez eu le temps de gagner un abri. Si vous recevez en même temps que des bombes à sous-munition un traitement par bombe incendiaire, vous risquez de multiplier les risques de comorbidité. La toxicité de 9N123, bombe à sous-munition peut être augmentée, si vous prenez : un obus de char, en même temps de l’alcool, une rafale de kalachnikov. Il est possible que les sous-munitions puissent altérer la fertilité des femmes et des hommes. La conduite de véhicules et l’utilisation de machines est possible avant et après le bombardement, déconseillée pendant.
Comment se prendre 9N123, bombe à sous-munition ?
9N123, bombe à sous-munitions sera larguée par un missile balistique Tochka, série 9M79. Fréquence d’administration. Des pilonnages réguliers permettent d’éviter que la paix et la liberté ne reviennent. Si vous avez l’impression que l’effet de 9N123 est trop fort ou trop faible, consultez votre ennemi.
Durée du traitement.
Au bon vouloir des criminels contre l’humanité.
Si les bombardements persistent plus de 5 jours, s’ils s’aggravent, ne pas continuer à espérer.
Quels sont les effets indésirables éventuels ?
97 % des victimes des bombes à sous-munitions sont des civils. Elles peuvent vous réveiller la nuit.
Autres informations.
Certaines bombes à sous-munitions peuvent se disperser sur une surface jusqu’à 30 000 m². En moyenne une sur quatre n’explose pas et empêche donc durablement les habitants d’accéder aux services de base. Disponibles sous forme de missile, roquette, obus de mortier. 107 pays ont signé un traité d’interdiction de ces armes en 2008 et appliqué à partir de 2010. Non signé par la Russie, l’Ukraine ou encore les États-Unis. Pays producteurs vendeurs : Brésil, Corée du Nord, Corée du Sud, Chine, Pakistan, Égypte, Pologne, Grèce, Roumanie, Inde, Russie, Iran, Singapour, Israël, Turquie et États-Unis. Pays ayant utilisés ces armes à sous-munitions dans un passé proche : France au Tchad, Israël au Liban et en Syrie, Russie en Syrie, Syrie en Syrie.
Signalez les effets indésirables, vous contribuerez à fournir davantage d’informations pour la sécurité du monde.
Profération quatre, voix de l’homme politique après son conseil de défense hebdomadaire :
Soyez sidérés, tout est possible surtout le pire. Soyez prêts, bientôt chez vous. Ne vous emballez pas, on sera les recevoir, on est accueillant. Soyez sans crainte, on va vous protéger. Sécurisez ! Ne soyez pas inquiets. Consommez, quoi qu’il en coûte, vous serez protégés. Consommez sans vous consumer. Soyez tranquilles, on a tout fermé. Ne passez-pas, on le leur a bien dit pour vous. Vous entendez ? Confinez-vous chez vous les autres, dans le dedans de votre chez vous à vous les autres, pas dans le dedans de chez nous. On a bien compris vos « Construisez ! Construisez-nous des murs. Murez, ces murs bien hauts, de haute sécurité rien que pour nous. Contre eux. Mourez on leur dit ! Mourez on leur crie ! »
Profération cinq, voix du vieux poète :
Tchernoziom
Lève-toi, lève-toi terre noire, terre lourde, terre grasse. Lève-toi, soulève-toi d’espoir. Avale, avale les grosses bombes. Étouffe, étouffe les explosions. Encaisse, amortie. Accueille. Accueille-les corps de tes fantômes. Gorge, gorge-toi de leur mémoire. Que tes prochaines moissons soient de blé. Des blés rouges, des blés aux épis durs du souvenir. Écoute mon impuissance, écoute ma rage, ma rage de mots si dérisoires. Fais qu’elles ne tournent pas indifférence. Dis-moi, dis-moi vite quand tu l’entendras partir, cet hiver de fer.
Profération six, voix du potache apprenti poète :
Tu manques pas d’air. Ne t’exprime pas à leur place. Ne dis rien, n’ajoute rien. Regarde et soutiens. Soutiens ces regards. Regarde les corps. Fabrique tes fantômes, accueilles les, avec les autres, avec tous les autres. Donne-les à voir mais surtout ne dis rien. Retire le « r » et les morts deviennent tes mots.
Profération sept, voix du vieil apprenti poète :
Dis-moi ressac, que vois-tu advenir ? Tes eaux noires du monde, dis-moi ce qu’elles brassent. Dis-moi ce que tu fracasses sur le rivage. Le basalte ni ne rompt ni ne s’effrite. Houle, fais ronfler tes paquets de galets, roule leur grisaille. Envolez-vous embruns, piquez nos visages d’endormis, pour affronter le froid, le grand froid du large. Emportez tout, emportez tout grands vents venus des lointains lendemains. Secouez, chahutez l’indifférence des rivages. Déferlez, déferlez aux visages d’où la vie s’en va. Éclaboussez, éclaboussez la vie des oublieux. Revenez, revenez toujours, droits sur nous, les humbles au monde.
Profération huit, voix du volontaire :
Viens, vas-y, avance. Je vais te cueillir. Tu vas t’effondrer comme un sac. Deux cents mètres. Oublie, ces années, oublie les derniers kilomètres. Tout ça pour ça ! Toi, comme une vieille outre bientôt percée, éventrée sur la boue du chemin. Cet écarlate de toi bientôt. Regarde vers moi, cherche-moi, tu as beau te méfier, tu ne me vois pas. Attends, tu vas tout perdre. Laisse tomber ton mode furtif, je te dis que je te vois. Je te suis depuis un moment déjà. J’ai tout mon temps, pas de gaspillage. Les vents sont favorables. Tu aurais dû suivre les règles, rester en lisière. C’est l’ivresse du pillage qui t’aveugle ? Fais tes adieux, fais tes prières, vieux sac. Note bien, toi ou un autre, un exemple. Attends-moi, peut-être que je te rejoindrai bientôt. Je sais pas si on se reconnaîtra. Allez, quoi, avance encore un peu, juste un peu.
Profération neuf, voix de l’écrivant :
Écris ton impuissance, écris ta colère face aux négations, écris ta peur de l’indifférence, écris ta crainte du convenu, écris tes doutes, écris tes pauvres mots de rien, écris juste que les corps des hommes, des femmes, des gosses tués continuent à s’entasser, que leurs voix continuent à s’éteindre sur les bords de ta vie.
Codicille : parfois difficile de se rassembler soi.
très impressionné, ça pourrait partir pour un livre ou une forme scénique à soi seul… (ai juste homogénéisé le pluriel dans « sous-munitions »)
Magnifique Jérôme. J’aime beaucoup ce que tu as là construit!
Très riche. J’aime les impératifs par ordre alphabétique de la jeune poète, j’aime les échos de ces proférations, j’aime la diversité. Ça parle de partout…
Puissant et dur. Mais c’est ça. Tout à fait. merci pour la voix de l’écrivant et le codicille.
… difficulté à se rassembler soi – 9 voix préférant chacune leurs impératifs, ça fait déjà une sacrée mosaïque parlante !
… difficulté à se rassembler soi – 9 voix proférant chacune leurs impératifs, ça fait déjà une sacrée mosaïque parlante !