hors-série #2 | essuie-tout

Essuie-tout à l’appellation qui diffère selon le pays. Qui porte le nom de la marque plutôt que celui de sa fonction comme une victoire de la commercialisation sur son usage. Essuie-tout, ce qui est mouillé, renversé ou qu’on refuse de toucher. Il est là, il s’interpose, évite le contact direct depuis la chair des doigts, les gardera propres. Une sorte de casque bleu. Une feuille ou deux ou plus selon la catastrophe pour laquelle il y a urgence à le faire intervenir. On fait appel à lui. En feuilles détachées et pliées en deux ou quatre, empilées ou empochées, préventives. En rouleau couché ou debout, embroché, accroché horizontal au mur à proximité de l’évier ou de la poubelle, emporté, oublié dans le coffre de la voiture pour un long trajet avec les animaux, les enfants au cas où, on ne sait jamais… Blanc, beige, clair toujours, uni ou à dessins rétros tons couleur cuisine de grand-mère, alimentaire, épais, sans chlore, en papier recyclé, premier prix, le quatrième gratuit, en grand format professionnel. Il ne s’offre jamais de bon cœur, récalcitrant, partisan du moindre effort. D’une seule main il se déchirera en biais, échappant à la ligne pointillée, en dépit des traits perforés. Il faudrait deux mains libres pour bien détacher la feuille, pour percevoir ce bruit sec ou en rafale à l’instant de la séparation de la feuille avec le rouleau mère, sans le faire basculer lui ou tout le système D dont un seul dans la maison connaît l’astuce et le bruit infernal de casseroles que cela fera quand l’ensemble mal fixé s’écrasera sur le carrelage, les cris, les jurons, à haute voix, intérieurs, imaginés dans la tête de celui à qui cela arrive comme enchaînement de catastrophes, l’œuf cassé à côté de la poêle sur le feu. Réticent à rendre service, peut-être à cause du sort qu’on lui réserve, sa propre fin qu’il anticipe : jeté à la poubelle avec dans sa blancheur ouatée la mouche assommée qui bouge encore, que deux doigts vont presser en étau pour ne pas qu’elle souffre, y aller d’un coup sec, malgré le bruit qu’il n’étouffe jamais complètement. Il porte en lui la mort de la planète, depuis l’arbre assassiné pour lui donner vie jusqu’aux fumées polluantes de son incinération, s’il est en papier. En rouleau de tissus lavables plusieurs fois, il participera au gaspillage de cette eau qui va manquer bientôt. Pourtant sa fonction de départ, c’était être l’ami de la ménagère, semant du propre à moindre effort, inventé comme un progrès, un allié de l’émancipation féminine. Un besoin que Monsieur Sopalin a créé. Maintenant il faudrait apprendre à s’en passer. Essuie-tout, comme déterminant pour le désigner, c’est préférable. Y a-t-il de quoi immortaliser Monsieur Sopalin, on peut se le demander ?

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

11 commentaires à propos de “hors-série #2 | essuie-tout”

  1. Mais oui, la question est posée et tu fais bien…
    Rien de mieux que le vieux beau torchon en nid d’abeille qui absorbe tout, se lave, se frotte, se met à tremper à la rivière, sèche au grand vent des vallées et des villes et ressert le lendemain sans même avoir besoin d’être repassé, et en plus il dure des années….
    Merci Anne pour cette belle exploration !

    • Bel écho à mon essuie-tout, on pourrait écrire en écho à propos des objets, non ? Chez Danièle, l’écho porte sur les torchons de sa maman. Ce serait le lien entre tous nos textes.
      Merci de ton passage, Françoise.

  2. Merci, Anne, pour ce texte ! Très impressionnante l’association de l’objet avec la mort, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, l’action humaine en filigrane, orchestrant le tout !

  3. Merci vivement pour ce texte Anne, un régal… tu parviens à rentrer dans le moelleux, l’activité spongieuse et assassine de ce papier à tout-faire, et l’idée de sa texture nous renvoie bien à l’industrie désastreuse… les étapes sont bien rythmées, comme un voyage

  4. Le sopalin toujours à portée de main et dont bien entendu il faudrait se séparer. Mais il est parfois, tellement pratique – Merci pour ton zoom sur cet objet, tes réflexions de fond, « Qui porte le nom de la marque plutôt que celui de sa fonction comme une victoire de la commercialisation sur son usage » J’aime beaucoup cette phrase. Bien à toi.

  5. ce soap-palin grince fort. Superbe ambivalence de l’objet aux feuilles arrachées. Merci Anne

    • Merci, Nathalie. J’avais raté ton commentaire et aussi on répond depuis sa boîte mail parfois et ça fout la pagaille dans ma mémoire capricieuse et toujours cette question ai-je repondu ou juste pensé que je l’avais fait.