Dans le meuble à volet roulant, les carnets sont entreposés. On peut les partager en trois catégories : les journaux, les écrits de travail et les vierges. Le volet n’est jamais fermé : nous nous regardons de biais chaque fois que je m’assieds au bureau. En le laissant ouvert en permanence, j’entrave sa destination première : préserver son contenu de la poussière, de la décoloration et des regards indiscrets. Le bénéfice est ailleurs. Bien que j’aime assez voir la marque du temps qu’il fait sur les objets, le monogramme des nuits de pleine lune au linge oublié sur un fil, l’encart du soleil quotidien sur les tapisseries, les chemins de désir sur les moquettes bosselées par l’insistance des petits trains ou des chiens-tête-en-bas répétés par des adultes soucieux de conserver un contact avec le sol, l’affaissement des canapés sous les fesses… les patins, les plastiques sur les sofas, les draps sur les pianos, c’est bon pour l’observatoire de l’étrange dans les spectacles. Je ne crains pas non plus les regards indiscrets : si tel était le cas, un volet roulant me paraîtrait une bien trop faible mesure dissuasive. Cet étal de carnets, candide et constant rappel à la Lettre dérobée convoque au contraire quantité de figures familières dans ses alentours : Edgar Allan Poe, Sherlock Holmes, trois mousquetaires, Jacques Lacan, Audrey Hepburn… Et bien sûr à l’épigraphe, que Poe pipote de Sénèque : « Nil sapientiae odiosius acumine nimio » (Rien en fait de sagesse n’est plus détestable que d’excessives subtilités), dont je dois me gourmander régulièrement, pour ne pas tomber dans le style le plus complaisamment cryptique qui se soit vu. Il y a de la fierté à voir ces petites colonnes de papiers, preuves d’un certain travail, encore qu’elles seraient à l’œil identiques si les pages en étaient couvertes de gribouillis de téléphone, vestiges du temps où on téléphonait assis près d’un téléphone, bien carré dans l’assise d’un meuble de téléphone (un coussin orange à fleurs surgit soudain) avec à portée de main, dans le tiroir attenant à la tablette, un bic et un bloc pour se torturer à mort d’une seule et même phrase : All work and no play makes Jack a dull boy… Que viendrait-elle faire là, cette phrase, puisque dans les carnets work and play vont de pair, d’une vieille paire de larrons en foire, avec des passes parfois difficiles, dangereuses, propres à plisser les granits ou à bosseler les moquettes, et des règles qu’il faut sans cesse garder sans qu’elles ne lèvent le plus petit index pour moi ? Le meuble à volet roulant est toujours ouvert. Le rideau est toujours baissé et contrairement au théâtre, c’est ainsi qu’on voit tout. Pour fermer ce meuble, il faut le dérouler du bas vers le haut. Il est vieux et un peu dur à l’oreille. Il demeure ouvert, laissant voir ce qui reste à faire, ce qui pourrait se faire et par son étagère vide, ce qui est temporairement ou définitivement totalement ignoré. Les carnets, eux, appellent à une impossible relecture : leurs textes, grenades à fragmentation et à fermentation ont explosé et percé dans tant d’autres textes, fichiers, blogs, ateliers, spectacles, poèmes, récits, essais de dire, rêvasseries… qu’ils m’interrogent comme des totems depuis leur étage : que faire (d’autre, encore) de nous ? Je pense à Vinci, ses carnets sans cesse recopiés, à l’envers à l’endroit, jeu de l’esprit et fil de vie — comme le tricot à cinq couleurs de ma grand-mère devant Dallas, ou le Fair Isle knitting de mon amie Françoise —, oui, recopier les carnets serait une autre manière d’exercer la gouvernance d’une île, la gouvernance de l’îlot vertical du bureau, et de son contenu, ce que j’ai pu cracher comme perles de jade dans la baie d’Ha Long de sa moquette verte, à moins que le meuble à volet roulant ne soit un iceberg et les carnets, la partie visible de l’œuvre, alors que faire à la manœuvre de l’œuvre ? Recopier les carnets, relire, reparcourir, remettre les pieds dans ma trace… Ou plutôt m’en aller relire La Demande de Michèle Desbordes, pour y voir Léonard faire, et laisser en plan un moment le meuble à volet roulant.
« Le volet n’est jamais fermé : nous nous regardons de biais chaque fois que je m’assieds au bureau. (…)
Le meuble à volet roulant est toujours ouvert. Le rideau est toujours baissé et contrairement au théâtre, c’est ainsi qu’on voit tout. »
J’aime ces images qui pour la première crée la relation entre toi et lui instantanément, et la deuxième qui crée la relation entre elle et la première et ce clin d’oeil, évidement, théâtral.
Ces dossiers que l’on a dans un meuble, dans des bibliothèques, dans des boites en carton, et qui s’entassent au fil des années. Toutes ces années de travail et d’existence !
Merci Emmanuelle pour ce regard sur ce meuble et ces objets (carnets).
Bon weekend.
Merci de ton œil constant, Clarence. J’ai pensé à une proposition Kantor de l’hiver dernier et il reste une marge à ce texte. J’ai considérablement augmenté le prologue, Il est bien probable que celui-ci connaisse le même sort exponentiel. Bonne route à et bientôt.
merveille (et plaisir du moment où on les quitte avec lyrisme vers le début pour mieux y revenir)
J’ai hésité à mieux regroupé les descriptions, et puis, non. Ton salut de ce va et vient, flux, reflux, l’entérine. Merci.
C’est curieux comme cet objet m’a toujours puissamment attiré.
Je n’en ai jamais eu.
Je me demandais où pouvait bien disparaître le volet quand on ouvrait le meuble…
Merci pour votre texte qui me le fait avec plaisir approcher.
J’ai attendu longtemps. Mon conjoint en avait deux dans sa corbeille de noces. J’en ai squatté un mais quand j’ai eu une pièce bien à moi, j’ai investi (leboncoin), cédant à la même attirance pour cette drôle de boîte à secret (et la vie mystérieuse du volet envolé).
en fait c’est un peu l’îlot trésor !
Le trouver, alors qu’il était tout ce temps sous mon nez à effectivement relevé d’une drôle de chasse…
Merveille, au soleil de la Baie d’Halong. Suis bouche bée ! Bravo, Emmanuelle, et merci pour le voyage. 🙂
Recherche à l’occasion de ce texte, alors même que j’ai été là-bas, peu après l’ouverture du Vietnam Nord, cette mère dragon est tombée à pic sur ma moquette. Merci pour ton enthousiasme.
» le monogramme des nuits de pleine lune sur le linge oublié sur un fil, l’encart du soleil quotidien sur les tapisseries, les chemins de désir sur les moquettes bosselées par l’insistance des petits trains ou des chiens-tête-en-bas répétés par des adultes soucieux de conserver un contact avec le sol, l’affaissement des canapés sous les fesses… les patins, les plastiques sur les sofas, les draps sur les pianos… » et là je rêve . Beau ton texte.
J’ai une chambre à la semaine dans une maison ou les draps, les objets et les meubles sont très importants 🙂
(il y avait aussi des armoires dans ce style – à volet roulant) (à un moment, tu as laissé un »volant roulant » d’assez bon aloi) (le début est magnifique, et le parallèle avec les carnets parfait il me semble) (dans les carnets vides – ou pas – réside très sûrement quelque chose comme le Shining du fils de Jack…)
Merci Piero et pour la coquille et pour la famille de meubles à volets roulants qui forment, comme dans la baie d’halons, tout un petit archipel autour de mon îlot isolé et pour ton passage par la Gold Room.
« Recopier les carnets, relire, reparcourir, remettre les pieds dans ma trace… » faudra que je te parle des carnets et photos légendées de ma grand-mère paternelle (les légendes en strates, les changements d’écriture, fascinant), beau ton texte et comme Nathalie très sensible à la lune
Il faudra d’autant plus que tu m’en parles que j’ai dans mon manuscrit le témoignage d’une femme, la Soigneuse, pris sous la dictée ou écrit de mémoire par sa fille, — qui annote ses propres tentatives, lacunes, inexactitudes — et développé par sa petite-fille qui comble les trous de ce récit initial ( comme font les petits-enfants).
Rétroliens : Sur Michèle Desbordes et son oeuvre : ouvrages, revues, presse, documents audiovisuels, sites et blogs – Les Amis de Michèle Desbordes