Si on lui faisait le coup de la personnification, peut-être jouerait-il les gros bras, faisant miroiter ses chromes, briller ses vitres et clignoter ses néons. Au fil des ans, bien sûr, il a terni, le plateau vitré qui ouvre sur les disques coulisse moins bien, certaines étiquettes sont écornées, on note çà et là griffures et rayures mais il garde fière allure. Même au repos, toutes loupiotes éteintes, il en impose par sa large carcasse de métal et de verre et a un statut de meuble qu’aucun élément du mobilier ne lui conteste. Baroudeur, il l’a été, car même si de son passé je ne sais que très peu de choses, avant d’arriver dans le salon (dans le premier puis dans le second, se laissant lors du déménagement, rouler, soulever, porter sans offrir de prise), il a eu une vie. Né en 1977, il a quarante-quatre ans, le même âge que certains membres de la famille. Pour lui non plus, ce n’est pas très vieux. D’autres sont plus anciens, plus prestigieux que lui, abritent les disques sous un globe transparent et ont une côte nettement plus élevée. Lui est carré, massif, il a, avant de rejoindre la vie civile, trôné dans un café, en Belgique probablement, comme en témoigne son monnayeur, – s’il est passé à présent au fonctionnement continu en toute gratuité, son monnayeur était amateur de pièces de cinq francs belges à son arrivée. Son passé, on l’imagine. On a dû s’agglutiner autour de lui, passer en boucle des tubes, disco, reggae, variétés, pop, il a dû cracher les mêmes titres cent fois, peut-être plus, peut-être mille, usant les faces A des quarante-cinq tours et délaissant les faces B, il a dû être touché par tant de mains, puer l’alcool certains soirs de verres renversés, être témoin de tant d’émois. Devenu obsolète à l’ère des compact disques, il a laissé la place à des machines faites pour le laser, plus rapides, plus fiables, plus jeunes qui ignoraient qu’elles aussi céderaient un jour leur place. Le Juke Box est devenu colosse d’appartement, pour des humains nostalgiques. Ses tripes vibrent des rythmes qu’elles contiennent, sa mécanique, qui sent la graisse quand on s’approche, se fait plus sensuelle en fin de soirée quand, après avoir dansé, après s’être souvenu des années folles, les années 80, -si loin déjà, déjà si loin, comment est-ce possible-? , dansé la lambada et hurlé en choeur un Voyage Voyage qui a accompagné nos gloires anciennes, quand après le dîner, un digestif en main on retrouve le grand Léo ou le grand Jacques, sous la pluie dans une rue de Nantes.
Objet mythique extérieur et intérieur nostalgie. Les pièces de 5 francs belges… lire notre livre avec tous ces objets, ce sera vraiment cadeau. Et l’odeur, dans ton texte… Merci, Élisabeth.