Râpe. Du mot émane la rugosité. Le froid. Froid de l’inox, angles bruts, un outil solide et fiable. L’instrument est façonné Moulinex, fabriqué dans nos usines, signé, numéroté. Aucun détail n’est superflu. C’est du qui sert. Du qui dure. Dur, le bras de l’outil articulé au coude, qui se termine par une pièce incurvée, semblable à une lame de chasse-neige, dur le manche qu’on saisit comme une tenaille, dure à son cœur la roue constellée d’aspérités – roue, non, plutôt un tambour, un tambour de machine à laver qui aurait rétréci au lavage, le tambour qui fait clac et qui brasse l’odeur du savon de Marseille qu’on respire de partout, même dans la cuisine. Râpe. Du mot surgissent les précautions, n’y mets pas les doigts tu vas te faire mal. La rugosité s’apprivoise, mémé je peux râper le gruyère, peut-être du comté mais ça reste du gruyère, vas-y mon petit, la main attrape le bloc de piquant, les saveurs noisettes réchauffent déjà le palais, et l’allégresse que c’est de tendre le bras, de mettre le fromage dans l’endroit prévu juste pour, de plier le coude, et de presser d’une main, d’une main pressée, appliquée, de presser de toutes ses forces d’enfant, mains menues habiles, et de l’autre main activer la manivelle, manche en caoutchouc pour éviter que ça glisser, et d’accomplir le geste ancien, le geste de l’eau qu’on va chercher au fond du puits, à la corne des paumes, et de voir le miracle surgir, le seau qui remonte d’un coup plus lourd, encore un tour de manivelle et ça vient, des étoiles percées dans la roue apparaissent les cheveux d’anges, et qu’on tourne de plus belle, et qu’on n’irait pas lâcher la pression de l’autre main rouge d’effort, et que les fils jaillissent, se dispersent, et qu’on ne voudrait pas s’arrêter quand bien même on ne voit plus rien des nouilles enfouies dans l’assiette, rehaussées des vermicelles couleur d’or, et qu’on demande comme une supplique mémé t’en veux encore, mais oui mon petit, et qu’on continue à tourner, et qu’à peine fini son repas d’un coup de cuillère, la Danette au chocolat engloutie en guise d’écharpe, qu’on enfourche le vélo, qu’à chaque coup de pédale la buée expirée gagne sur le froid, et qu’on voudrait déjà être mercredi prochain pour râper encore le gruyère chez mémé. Oui, il y a des choses qui sont inoxydables.
En dépit du sujet « râpeux », j’aime beaucoup la douceur et la tendresse qui émane de ce texte grâce à l’entrée en scène de la mémé, elle aussi inoxydable. A moi aussi, cela me rappelle des souvenirs. Merci.
Merci Zoé, heureuse que ça résonne
J’aime beaucoup le rythme du texte qui dit bien un tour et encore un tour… et la façon dont le geste ramène des images, des sensations. Bravo et merci.
Merci pour votre lecture, Aline, ça donne de l’élan…