L’ordinateur lui sembla soudain un instrument froid et désincarné on ne peut plus éloigné du mouvement de la création. Un morceau de métal et de verre lisses, où les touches osaient à peine affleurer et où la luminosité de l’écran pouvait se régler jusqu’à le faire disparaître ou au contraire le rendre aveuglant. Elle pensa à ces films où l’on voyait des écrivains, même contemporains, taper de leurs deux index sur une machine à écrire, observer l’encre noircir le papier engagé contre le cylindre avec la lente précision du lettre par lettre, écouter le cliquetis du changement de ligne puis extraire la page terminée avec un mouvement de triomphe, de rage ou de lassitude. Ils avaient vaincu à la fois les caprices de leur muse et la fatigue qui irradiait jusque dans les doigts après une longue journée à actionner des touches.
La machine à écrire symbolisait l’art de l’écrivain plus que l’affairement sonore des bataillons de dactylos. Peut-être parce que si des romanciers, au vingt-et-unième siècle, utilisaient encore des machines à écrire par fidélité à un ancien modèle ou par pure posture, aucun secrétaire ne s’amuserait à taper sur un autre clavier que celui d’un ordinateur.
Ne pouvant contenir son impatience devant cette découverte fondamentale, elle passa son manteau, vérifia dans son porte-monnaie qu’elle avait suffisamment de liquide — elle ne voulait pas revivre l’humiliation de sa carte bancaire refusée faute de crédit — et héla un taxi qui l’emmena à Alphabet City, un quartier de l’East Village. Sur l’avenue C se tenait une boutique spécialisée dans le matériel électronique d’occasion dont on lui avait dit le plus grand bien.
Le gérant lui expliqua que l’histoire des machines à écrire était dominée par des fabricants américains avec Remington et Underwood en tête de pont. Elle était décidée à acquérir un produit issu d’une de ces deux marques, comme si elles lui permettaient à accéder à l’univers, pourtant très éloigné du sien, d’un Hemingway ou d’un Welles. Mais l’homme l’orienta vers un modèle récent après l’avoir convaincue des inévitables difficultés qu’elle rencontrerait avec un modèle ancien qui nécessiterait à un moment ou un autre des réparations sans parler du mécanisme des touches pas toujours souple et de la difficulté de se fournir des rubans encreurs.
— Vous vous souvenez de ce pauvre Paul Sheldon dans Misery, avec cette cinglée d’Annie Wilkes qui le séquestre pour lui faire écrire de force un nouvel opus de sa série des Misery Chastain ? Elle lui rapporte une machine d’occasion qui ne marque pas les N et qu’elle a pu ainsi obtenir au rabais ! Ensuite vient le tour du T et du E, la lettre la plus utilisée dans la langue anglaise.
Le vendeur s’agitait dans sa boutique qui sentait l’encre, le plastique et la poussière. Les machines à écrire étaient reléguées dans le fond, près d’un bac géant grillagé où s’entassaient des claviers et des souris d’ordinateurs.
— Et les corrections, vous avez pensé aux corrections ? Vous serez obligée d’utiliser une gomme spéciale et un cache pour ne pas déborder sur les inscriptions que vous voulez garder. Vous avez également la solution de placer sur les lettres non désirées un papier dont le verso est enduit de poudre blanche, vous les retapez à l’identique, imprimées en blanc les lettres se confondent avec le papier.
— Maintenant on utilise un pinceau imbibé de gouache liquide, fit-elle remarquer.
C’est ainsi que sa correctrice procédait quand elle lui renvoyait un manuscrit annoté et qu’elle avait été obligée de modifier ses propres commentaires.
— Aucune de ces solutions n’est véritablement satisfaisante, elles interrompent le flot de la création. Et il n’y a rien de pire que d’être arrêté dans un élan créatif, voyez comment l’écrivain incarné par Nicholson se comporte avec sa femme Wendy dans Shining.
Elle se remémora Jack Torrance assis devant sa machine dans le salon de l’Overlook Hotel. Il réprimandait violemment sa femme alors qu’elle était venue s’enquérir de l’avancée de son travail. Il s’avérait cependant qu’il tapait jusqu’à l’épuisement la même phrase. Ce proverbe idiot et moralisateur selon lequel sans une pause dans son travail on devenait ennuyé et ennuyeux. Sa longue pause à elle n’avait débouché que sur des tracas et risquait de se prolonger en ruine.
— Je vois la scène mais je ne parviens pas à visualiser la marque de la machine.
— Une Triumph-Adler, cette firme allemande a sorti un produit qui intègre des adaptations récentes, vous n’aurez pas de problèmes de corrections, elles sont gérées via un mini écran et les fournitures se trouvent aisément au détail.
C’était une machine compacte et pourtant bien plus présente que son ordinateur, ne serait-ce que par son poids. Elle comptait rentrer dans le West Side à pied ou du moins s’en rapprocher, profitant de la douceur de l’air. Elle s’arrêta au Yankee Deli à l’angle de la 11e Rue acheter un sandwich au poulet et à l’ananas puis, le bras endolori par le transport de la machine, elle se résolut à stopper un nouveau taxi. Elle s’engouffra dans l’habitacle qui sentait la sueur et le tabac froid. Le chauffeur portait des dreadlocks, écoutait du Peter Tosh et semblait pressé à la fois de l’embarquer et de se débarrasser d’elle, comme interrompu dans ce qui s’assimilait à un élan, celui d’une course dans New York avec les mêmes incertitudes vis-à-vis d’un client que celles d’un écrivain envers un personnage secondaire. Serait-il bavard ou mutique ? Sympathique ou odieux ? Méprisant ou compatissant ? Passerait-il un long moment avec lui ou le jetterait-il rapidement à une bouche de métro ou devant un immeuble décati ? Elle avait envie de sortir la machine de son étui et de commencer à taper, là, tout de suite. La Triumph-Adler calée sur ses genoux. Mais elle était définitivement trop lourde. Alors à côté d’elle sur la banquette en cuir boudiné. Elle maintiendrait une torsion du buste pour rester en face du clavier et elle demanderait au chauffeur de rouler jusque dans le New Jersey puis de revenir à Manhattan par un autre itinéraire, jusqu’à ce que ses doigts soient gourds. Ils passèrent devant un café d’inspiration scandinave de la 3e Avenue. Les tables en bois blond éclairées par une rangée de suspensions à abat-jour couleur crème s’étalaient comme un havre de paix et de créativité, des petites mares d’eau paisible à peine troublée par les ondes porcelaine d’une soucoupe à café. Elle tapota l’épaule droite du chauffeur qui baissa la radio.
— Finalement je vais m’arrêter là.
Elle régla la course en menue monnaie et bondit hors du taxi comme si sa vie en dépendait. Elle s’installa à une table sans voisinage, sortit la machine de sa housse, arracha une page de son carnet pour servir de premier feuillet et, sans anticiper ce qu’elle souhaitait écrire, commença à taper l’histoire de son amant.