Un bon frigidaire se tient debout, regarde droit devant, souffle froid dedans, domine toute cuisine bien conçue. Facile à vivre, simple d’esprit, ce brave pavé marche quand il est branché, déprime quand il est vide, s’éclaire à l’ouverture. Son absence choque : il manque un membre au foyer. L’oeil, jadis habitué aux forêts, ne peut plus s’en passer. C’est vers lui que la faim s’élance, en lui qu’elle s’apaise. Et la lumière explore le vide ou le plein de son ventre blanc, le beurre qui perle un peu, les cornichons qui nagent, le reste de pâtes qu’on n’a pas su jeter, le bout de laitue molle coincé sous le bac. Il déçoit son propriétaire, fait rêver le voyageur. Naturellement tendu vers l’abondance, il en est devenu le signe. Le remplir remplit. Aux Etats-Unis d’Amérique, si les caméras le filment plein, c’est à dire en pleine forme, en pleine maîtrise de ses capacités, la famille qu’il nourrit est elle-même remplie d’amour, blanche, boit du lait. Si d’aventure il est filmé vide, ou presque — bières bon marché, machins périmés, conserves entamées — il signale un vice de forme de son ou sa propriétaire, protagoniste douloureux, célibataire endurci ou violemment divorcé qui trouvera, à la fin, de quoi remplir son existence et par conséquent son frigo. La publicité conclut : si vous remplissez votre frigidaire vous remplirez votre vie. Les deux mouvements s’enchâssent, que le remplir remplisse ou qu’on le remplisse si l’on est soi-même rempli, le frigidaire est objet de plénitude. Mais toute bonne romance prend fin, la machine se déglingue, elle a trop pris sur elle. Le frigidaire s’encrasse, déborde. L’âge le rendra bavard et impulsif; ronflements morveux, ventouse avachie, articulations grincheuses, cliquetis métalliques en pleine nuit, bave au réveil sur le beurre, il faudra bientôt le remplacer par un plus jeune, ou se rendre à sa propre ruine.
Note pour l'édition: resserrer les marges et former un rectangle?
sans compter qu’il évolue en douce sous un nom qui se fait passer pour commun, c’est du propre !!! Faudrait continuer la socio des objets du quotidien ! Celle-là fait bien envie !!
Joli, Lisa. Belle idée. « La lumière explore le vide »… Il explore l’absence aussi. J’aurais aimé m’engouffrer dans ce mystère (pas nouveau) de la lumière présente dès l’ouverture de la porte et qui augure de mille choses dès que celle-ci est fermée (mais c’est une autre histoire). Merci jusqu’à la bave sur le beurre au réveil.
Superbe texte, ai beaucoup aimé le rythme, les images. Bravo.
Une belle ouverture, le texte m’a rappelée à la #3 Les doigts dans la bouche !
quand il pond des glaçons et à double battant, c’est vraiment la classe ! On ne l’appelle plus frigo, alors ?
J’adore ta vision du frigo… je me rends compte que je déteste quand le mien se vide, comme un manque… sûrement mon côté paysan…
Un régal de lecture…
En plus tu nous as épargné… les mauvaises odeurs !
merci Lisa
« Son absence choque : il manque un membre au foyer. L’oeil, jadis habitué aux forêts, ne peut plus s’en passer. C’est vers lui que la faim s’élance. »
Cette phrase m’a sauté aux yeux. C’est tellement vrai. Belle analyse sociologique et beau texte littéraire à la fois.