Ils ont repoussé la table des jours de fête et des soirées domino contre le mur de droite. Les quatre ouvrières sont déjà dans l’escalier, riant et se racontant ce qu’elles ont fait hier dimanche, un long déjeuner, une promenade sur le cours avec son fiancé. La plus jeune, l’apprentie a quinze ans, la plus âgée une vingtaine d’années. Clémence a vraiment lancé l’atelier quand son fils est parti à la guerre. Depuis longtemps – la mort de Roger, elle s’était promise d’avoir un lieu à elle, de ne pas être que mère, trop d’enfants morts, trop de douleur non dite, elle ne veut pas devenir folle. Elle a passé de longues nuits d’insomnie à y penser, à parler avec son fantôme, conseiller de l’au-delà qu’elle convoque quand ça ne tourne pas rond. Germaine décédée, André à la guerre, ils ne sont plus que trois et il y a de la place dans la maison. Ils ont bricolé une buanderie en bas, descendu le lit du fils, acheté une grande table, des outils. Elle a demandé à Pierre d’en parler à ses copains domestiques des bourgeois du quartier et elle va faire ce qu’elle n’aurait jamais imaginé : un photographe du quartier lui a proposé de venir, elle lui a suggéré l’après-midi, la lumière d’ouest est belle qui entre par les deux fenêtres qui donnent sur la rue. Pour le reste, ce sera comme d’habitude. Elle veut que la photographie montre les ouvrières dans leur tenue de travail, leur visage sans sourire de commande, les outils qu’elles utilisent, leurs mains agiles. Elles sont debout derrière la table qui leur arrive un peu en dessous de la ceinture. Quatre ouvrières, Clémence au centre douce et déterminée, le cheveu pas encore gris, belle veste à boutons, on lui devine un tablier à partir de la taille, la patronne. Hélène, sa fille, seize – dix-sept ans, vêtue de sombre, regard florentin, digne s’est jointe à elles, à droite, séparée des autres par le grand miroir sur le mur du fond, elle seule regarde le photographe, les autres un point hors champ vers leur gauche. De toutes on voit les beaux visages, leurs mains qui tiennent un objet attribut du métier, un col rond, un lissoir, une pince à tuyauter, un fer sur le poêle dans la cheminée, celle qui s’en occupe a un gant protecteur à la main gauche. Les mains d’Hélène sont posées sur la table, sans outil, la main droite de Clémence tient un fer au-dessus d’une jeannette, la main gauche posée du bout des doigts sur le tissu repassé. Coquetterie quand même, médailles cœur de Marie ou cœur d’un amoureux autour de quatre cous. Sur le molleton de la table un pichet d’eau pour humidifier, un objet dont je devine qu’il sert à repasser, mettre en forme ou amidonner des cols, des manches, tissus cylindriques, une brique réfractaire. Derrière elles, contre le mur, le meuble vitré où est suspendue une belle veste de dentelle et, devant le miroir de la cheminée, une Jeanne d’Arc de régule, deux candélabres sans bougies, des photos encadrées, reflet dans le miroir d »une porte entrouverte, de linge suspendu.
Deux photos ont été gardées de cette séance. Un bon siècle plus tard, j’aimerais, arrière petit fils de Clémence, convoquant en 2022 des souvenirs des années 1960-70 pour décrire une séance photo des années 1915, qu’elles disent l’envie de vie d’une femme qui en avait marre de la mort, de n’être qu’en deuil, son envie de mode, de rendre belles les étoffes qu’elle touche, les femmes qui les portent, qu’il dise la puissance de ses rêves, de ses rencontres les nuits d’insomnie. Un lieu à elle, ne pas faire qu’obéir.
Les images sont bien là, photographiées ou pas, on les voit.
Visages d’ouvrières, leurs outils comme un prolongement d’elles-mêmes. J’ai beaucoup aimé.
Michèle, Merci pour ta lecture et ton commentaire.