Elle replaça le fauteuil derrière le bureau, l’accoudoir lui resta dans la main : Un champignon attaque les châtaigniers et les chênes. Il les tue: Il attaque l’arbre par la racine et lui déverse un jus noir. La maladie de l’encre, il parait. Dans la forêt ils ont coupé des centaines d’arbres. Anna regardait par la fenêtre. Elle regardait l’arbre par la fenêtre: Un monde sans chênes tu y crois. Il faut au moins deux ans — plutôt trois — pour sentir les effets du reboisement. On ne s’en rend pas compte, c’est un travail de fourmis…
En parlant Anna mastiquait une boulette de papier: Je cherche comment m’impliquer. Hier, j’écoutais une émission sur les espèces en voie d’extinction, des milliers à ce jour… les voix débattaient sereinement… elles parlaient de mort sereinement, elles atteignaient une sorte de grâce ces voix qui sortaient de la radio, c’était comme de la lumière en volutes sonores, ça m’a donné envie de m’arrêter de fumer… je ne vois pas encore le rapport… comme si t’arrêter t’impliquait dans quelque chose de plus grand: Le fait que ça m’ouvrait un chemin. Beaucoup de gens s’arrêtent, ils font des cures… ils reprennent… C’est mon troisième essais. Anna cracha la boulette dans sa paume, Ils ne peuvent pas tenir. Ils commencent… la plupart n’ont pas la force… je les comprends… ils recommencent… cinq ans la deuxième fois… j’avais repris pour… ou à cause… deux ans de travail et le refus… une… puis deux, d’abord en me cachant… enfin le paquet… aujourd’hui je marche tous les jours, deux à trois fois dans la journée et la nuit s’il le faut. C’est ce qui me sauve. Mon corps s’est fortifié, tu sais en dormant j’inhale sans me réveiller… je dors sur des nuages de fumée… je flotte sur des nuées … mes poumons s’ouvrent et moi je dors. J’ai travaillé pour y arriver. On peut agir sur ces rêves. J’ai vraiment travaillé tu sais. Comme jamais. Au réveil ça se complique, il me reste un long chemin à faire… Oui c’est long, surtout la journée. Alors je marche. Je marche et je mastique des boulettes de papier… toutes ces petites boules que je mâche. Tout ça que je mastique ça me devient une famille… ces boulettes… comme une famille… elles s’entassent. Elles s’agglomèrent en petits tas. Elles m’entourent. Une constellation de boulette en tas. Une constellation de petits tas humides… ils m’arrive de leur parler… à elles ces boulettes, à eux ces petits tas… à elles ces constellations… Je suis seule mais avec elle… comment dire… je ne suis plus seule… elles sont là. Ils sont. Ils et elles m’entourent… ce matin je me réveille et je me demande si ça ne nuit pas, je veux dire tout ce papier que je mâche, si ça ne nuit pas indirectement aux arbres… d’où il vient ce papier… s’il vient d’eux les arbres… tout ce papier que je mâche… si j’aggravais l’épidémie en mâchant… en usant tout ce papier je participe à leur affaiblissement, je me suis dit, j’augmente les risques que la maladie les attaque… je serais coupable, du moins complice, d’un empoisonnement; je participerais sans le vouloir à la pandémie me suis-je dit. Et l’arbre tombe. Un grand coup d’air… il choit… il s’abat et il fracasse tout sur son passage… il ne voulait pas ça l’arbre… ne voulait ni mourir, ni tuer… il tue de mourir… s’il avait pu marcher… partir… s’enfuir, l’arbre… et moi si je pouvais mâcher l’encre qui le tue me suis-je dit ce matin en me levant: Marcher et mâcher l’encre. Mâcher et mastiquer l’encre… la mâcher et risquer d’en mourir…mâcher l’encre est-ce écrire. Écrire pour: ne pas … mourir… Ou … Anna porta à ses lèvres une boulette de papier; Paul la regardait. Paul la regardait à travers ses lunettes sales. Des projections de salive maculaient ses verres. Je peux te prendre une cigarette?
Très pertinente cette fin après ce monologue qui ressasse de l’arbre à l’encre à la cigarette au papier à l’écriture à cette angoisse qui l’étreint elle. Et lui, nonchalamment : je peux te prendre une cigarette ? Ou est ce elle qui lui demande à Paul ? Dans les deux cas, la fin est belle. Bravo !
Merci Clarence (je cherchais cette indétermination)
ça parle et ça me parle. les chênes comme les cigarettes. « En dormant j’inhale sans me réveiller… »
c’est jamais fini cette histoire de cigaret…. Quant aux arbres Merci Danièle
« … je dors sur des nuages de fumée… je flotte sur des nuées …« Merci Nathalie Holt pour ce beau texte qui m’enveloppe et touche avec grande émotion le détestable gros fumeur que je suis sans contrôle.
merci Ugo le problème est qu’on peut même fumer en écrivant
ces questionnements qui nous filent le vertige, ça donne terriblement envie de fumer
vertiges en fumées. Merci Caroline