La place des héros. Les gens arrivent petit à petit, s’amassent autour de l’estrade édifiée au milieu de cet espace du centre-ville. A l’orée, le grand palais baroque qui borne en courbe cette place monumentale. Escaliers, colonnes, coupoles. Témoins du passé déjà lointain. Ce soir, la place est fermée, barrée, interdite aux voitures. Ce soir, la foule se souviendra d’une fin de guerre. Une guerre qui a mis l’Europe à feu et à sang. La dernière guerre pour ce petit pays qui a réussi à recréer une vie pour ses habitants. La place est bondée, la foule est arrivée, bariolée, toutes les tailles, tous les âges. De vieux messieurs en costume et chapeau pour honorer la cérémonie, des dames élégantes à voilette ou écharpe de soie, talons aiguilles et tabouret portable qu’elles déplient pour l’attente, de jeunes couples en tenue de printemps, chemisette et jean qui trouvent une place sur l’herbe du parc voisin parmi des groupes de jeunes casquette américaine sur la tête et tennis au pied, couchés par terre avec un livre ou regardant passer les nuages, une poussette qui slalome dans la foule, parmi des gens agglutinés debout les uns contre les autres, le bébé dort, les parents le bercent, pas de bruit, tout est calme, on attend l’orateur. Un écran géant transmettra. De petits futés ont grimpé sur les statues au milieu de la place, des cavaliers d’antan qui avaient eux-mêmes gagné des guerres. L’arc de triomphe, porte germanique monumentale, érigée en trait d’union entre la place et le boulevard voisin, est prise d’assaut par de jeunes sportifs, escaladée, gravie pour une vue panoramique. Des piétons arrivent du boulevard, rejoignent la masse des spectateurs, commentant de grandes affiches alignées sur les murs, portraits, dates, lieux, commémoration d’événements douloureux. Et les plus vieux se rappellent un autre rassemblement, au même endroit, sur cette même place. Rassemblement contraint ou librement consenti, l’histoire n’a pas encore tranché au bout de tant d’années. Une foule massée, encadrée, au garde à vous, des drapeaux qui claquent, un orateur qui cogne, décor guerrier, organisation militaire. Souvenir difficile même pour ceux qui n’y était pas, même pour ceux qui n’étaient pas encore nés. Mais ce soir, l’ambiance est bon enfant, attentive, à l’écoute, détendue. Pas d’endoctrinement, pas de mots qui claquent, pas de discours violents. L’orateur, enfin arrivé, évoque l’avenir plus que le passé, les leçons à tirer de l’histoire, minute de silence pour les souvenirs difficiles, pour toutes ces victimes, pour toutes ces pertes. Il faut rester vigilant, ne pas succomber à des tentations dangereuses, avancer avec optimisme et confiance. La foule applaudit. Puis la musique jaillit des haut-parleurs, l’hymne européen, l’hymne à la joie, Beethoven encore et sa musique puissante. Le chant s’élève au-dessus de la place, sourires, quelques larmes aussi. La foule se disperse. Chacun reprend sa vie. Tout s’est calmé. La place des héros est nue.