Elle s’aperçoit qu’elle a commencé son enquête au petit bonheur la chance, sans définir ni le champ d’investigation ni le protocole. Elle a choisi la ligne 21 parce qu’elle passe près de chez elle et parce que c’est une ligne historique. Le tramway des OTL venait déjà de Pont-Mouton jusqu’à Champagne en 1898, il a été prolongé jusqu’à Limonest avant la Première Guerre mondiale et puis les trolleys et des bus ont pris le relai, puis des bus uniquement, au départ de gare de Vaise quand la ligne de métro y est arrivée en 1997 ; la desserte jusqu’à St-Germain-au-Mont-d’or (avec tarification urbaine sur tout le long du trajet) relève d’un combat récent. Inéluctable avancée de la ville ou éloignement des habitants ?
7 h 22 jeudi 1er août, elle attend le bus sous le gros platane qui ombrage la terrasse du snack de St-Germain-au-Mont-d’or gare ; un terminus bien caché sous l’arbre entre le parking et le snack. Des gens se garent et courent vers leur train. Dans le bus tout le monde est sur écouteurs. Pas facile d’engager la conversation. Une jeune fille qui part aider son oncle, plombier installateur de salle de bains, pendant ses vacances. Elle est en BTS management et met ses écouteurs. Un jeune homme rejoint son poste de vendeur en jardinerie à Francheville, deux changements, termine en Vélib ; pendant l’année il est enseignant en aménagement d’espaces verts à Villeurbanne pour des publics handicapés. Contractuel, il démarre dans la vie, dépend du ministère de l’Éducation nationale, suit un programme du ministère de l’Agriculture, le dernier concours dans sa spécialité a été ouvert en 1997. Un bail, s’il dit vrai ! Tellement de confiance dans ses yeux, il dit son amour de l’enseignement. Le bus s’est rempli à Champagne et à la Duchère. Vision des barres de la Duchère et circulation en site propre : tunnel en colimaçon puis rampe bleue au-dessus de la gare de Vaise, un des bons moments du trajet. Elle souhaite une bonne journée à l’enseignant et une pleine réussite aux concours.
8 h 25 gare de Vaise. Retour par le dernier bus qui couvre l’intégralité de la ligne dans la matinée (il y en a quatre autres le soir). Il est plein, y compris voyageurs debout. Elle engage la conversation avec un monsieur qui monte à la Duchère, canne, chapeau de paille. Il a pris la place des voyageurs à mobilité réduite, laissée libre. Il va porter un papier à son médecin à Limonest puis redescend (« ça fait une promenade ») et veut bien être pris en photo. » ça ne passera pas à la télévision ? » demande-t-il avec regret. Elle lui donne sa carte et lui parle de son blog. Elle le mettra en avant, peut-être se verra-t-il ? Il a des amis qui ont internet et Facebook. Pendant dix ans, il a été gardien d’immeuble à Limonest, sous la mairie et a conservé son médecin, un bon médecin qui le suit depuis vingt ans. Ensemble, ils regardent les chantiers de construction partout, tout au long de la route. « Et pourtant on dit qu’il y a du chômage ». Que répondre ? « Il y a de belles balades à partir de Limonest, j’en faisais quand je pouvais marcher ».
Justement, il y a un randonneur, sac à dos, chaussures de marche. Il part marcher dans les Monts-d’or, mais refuse la photo. Plus personne, la campagne qui défile. Les prés sur les pentes, puis les cultures sur le plat, blé déjà déchaumé, maïs en fleurs, maraichage arrosé par aspersion, au loin un champ de tournesol tout jaune, des pommiers sous filet de protection. Ils ne sont plus que trois dans le bus. Une jeune fille toute bouclée descend à Machy. Stage de théâtre ? Elle n’a pas eu le temps de le lui demander. Et puis un garçon qui va « voir des amis » et réussit à négocier avec le chauffeur d’être conduit au-delà du terminus. Le trajet de retour (à vide) traverse la cité cheminote et les jardins collectifs sur les hauts. « Les amis » habitent sans doute là-haut, ça lui évitera toujours la montée !
Que veut-elle faire ? Collectionner des bouts d’histoire de vie, analyser la desserte de son village, explorer ces Monts-d’or qui surplombent la Saône aux portes de Lyon et que se partagent les militaires, les randonneurs, les établissements de soin, les châteaux et les écoles privées et les carrières; explorer comme le faisaient les écrivains voyageurs du XIXe siècle qui se passaient eux aussi d’automobiles ? Un peu de tout, y compris attendre tous les jours au même arrêt à la même heure et voir les abribus de sa commune se reconstruire. Elle va relire Rousseau et ses promenades dans le vallon de Rochecardon.