#anthologie #04 l Habiter Istanbul

1 Habiter Chanzy. Mon frère est mort. Ma mère attend qu’on vienne chercher l’enfant mort à ses côtés sur le grand lit. Elle attend. Mon père est parti appeler. Elle est seule avec l’enfant mort. Je suis née après. Je suis née dans le sillage de la vie courte qu’il a vécue. Personne ne l’a jamais oublié. J’ai grandi avec un frère mort.

2 Habiter Chauvel. L’eau jusqu’à la poitrine mon père me porte sur ses épaules. Une eau terreuse. Les inondations ne nous empêchent pas d’aller à l’école. Ailleurs l’eau n’est pas montée. Plus tard au moment du passage du cyclone Hugo sur l’île nous sommes partis nous réfugier au Moule. Nous avons vu la dévastation sur le chemin du retour et nous avons pensé que Chauvel serait dévasté aussi. Chauvel résiste. Chauvel reste debout.

3 Habiter l’Arsenal. Ma chambre de cité universitaire a une superficie de 9m2. J’ai collé des posters sur les murs. Je vois les gens sur le canal de Brienne. J’ai des amis et je fais la fête. Ma mère est loin. Je lui parle d’un téléphone public dans le hall en bas. Ma vie commence.

4 Habiter avec lui. Le dimanche je fais un gâteau. Il y a un petit jardin. Il travaille. Je fais mes études. Je rêve d’une famille. Je n’ai pas fini mes études. Je le suis tout de même. Je rentre en Guadeloupe.

5 Habiter Bergette. Je ne vois pas la mer. La maison est blanche soulignée de vert clair sur les poteaux. Nous sommes au bout du chemin. Il travaille et moi non. Je rêve de littérature.

6 Habiter Bazin. Je veux des plantes sur ma terrasse. Il y a au moins trois cent familles. Qui me dit ça? Ma voiture est garée devant l’appartement de la cité livrée par la société d’économie mixte il y a peu. Je travaille. Je suis seule. J’ai une chienne que j’appelle Mirabelle. J’ai une petite voiture. Je suis une jeune femme indépendante. Je vis seule.

7 Habiter Leroux. Je suis dans un jardin. Je vis dans l’ornement. Je vois la mer de ma cuisine. La maison est ouverte même la nuit. J’entends la mer. Il aime les chats nous en avons 7. Le médecin trouve que ce n’est pas prudent avec la grossesse. J’ai une plage pour moi toute seule à l’aurore. Deux personnes seront mortes sur cette plage. Je porte la vie. Être maman n’est plus un rêve. Je ne suis plus seule.

8 Habiter Peynier. Dedans comme dehors. J’habite un appartement de caractère. J’aime les jardins. J’ai quitté l’ornement pour un patio de 4m2. J’ai quitté l’ornement pour ne pas mourir. La lumière est belle. Les filles l’appellent la maison aux escaliers. Pour l’école nous passons devant le marché aux épices, la darse, les pêcheurs, les prostituées de la rue Raspail et l’université.

9 Habiter Circonvallation. J’ai hésité. J’ai dit non. Je suis allée à la rivière. Je suis revenue et j’ai dit oui. Je n’avais plus la force de chercher où habiter. La maison est en bois. Elle me rappelle celle de Bergette. Le jardin est grand. Je peux cueillir des fruits : pommes cannelle, grenades, mangues, sapotilles et pommes malaka. J’y passe ma première nuit un 15 septembre seule avec le cyclone Maria.

10 habiter Dolé. Une ruine. La rénover pendant 4 ans et n’en avoir jamais fini. J’ai de nouveau 7 chats. Ma chienne s’appelle Sirik. C’est le nom des pléiades en taïnos. Elle est une gardienne. Le jardin m’apprend la vie. Je rêve d’une balançoire sous le letchi. J’écris des fragments. Le roman n’est plus un rêve. Je raconte Bergette, Chemin neuf, Ornella et ses chagrins. Je vois les Saintes de ma chambre. Derrière se profile l’île de la Dominique. Je ne savais pas que je rêvais d’horizon. J’ai 8 portes volets et 6 fenêtres. Ouvrir et fermer ma maison est une méditation.

La cité Chanzy n’existe plus. Elle a été démoli par la énième rénovation urbaine de Pointe-à-Pitre. Ma mère refuse de quitter Chauvel malgré la désespérance du quartier. Leroux a été acheté par des américains qui ont caché la maison derrière un haut portail. La rue Peynier a brûlée deux fois. Je ne suis jamais retournée à Toulouse ni au canal de Brienne.

Habiter c’est avoir ces habitudes. On appelait les premiers colons de l’île des habitants. Pour parler d’un jardin on dit en créole « on bitué » l’origine est le mot « Habitué ». Quand un maître passe une annonces pour retrouver son esclave marron il dit « il a ses habitudes » à tel endroit. Je peux dire que j’ai habité Istanbul. Pendant 5 jours j’ai installé des habitudes. De petites habitudes mais des habitudes tout de même. Celle du petit déjeuner servi dans une cour avec un gazon synthétique vert. Je ramène poser mon assiette dans l’évier. La cuisine est attenante et je rentre comme si j’étais chez moi. Celle de lire dans le hall et d’observer les nouveaux arrivants. Celle de la bouteille d’eau achetée à la supérette A101 et celle de mon « take away » au restaurant qui fait angle avec le Turkish deligth en face de la station Haliç. Mais plus que des habitudes, j’ai éprouvé le temps. J’ai écouté les rires des enfants dans la rue. J’ai écouté l’appel à la prière des muezzins. J’ai regardé par la fenêtre. J’ai observé la lune. J’ai noté d’où se levait le soleil. A Istanbul pendant 5 jours je me suis arrêtée au Grand Almira Hôtel et j’ai écouté le monde.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

9 commentaires à propos de “#anthologie #04 l Habiter Istanbul

  1. je ne suis pas au Grand Almira Hôtel
    je ne serai pas resté cinq jours mais je lis ton texte depuis Istanbul
    c’est un beau retour sur le monde dans cette ville habitée par l’histoire et le brassage des cultures

  2. grande richesse de ce texte qui nous emmène qu’on le veuille ou non d’un lieu à l’autre
    j’en ai reconnu certains, je me suis laissée faire et j’ai aimé la brièveté et la justesse des évocations
    et ce beau lien entre habiter et… habitude !

  3. Waouh !
    La puissance de ces fragments.
    Le premier pose le cadre, on commence fort.
    Le troisième, le final : « ma vie commence », tout ce que ça dit.
    Le dix : « Ouvrir et fermer ma maison est une méditation. » – j’aime beaucoup cette phrase.
    Et tout au long du texte, un mélange d’indépendance, de relationnel, de solitude, la maternité, l’écriture. Super !
    Très bel ensemble.

  4. De plus en plus envie de te lire à force de te lire… Tu installes des choses profondes et tes textes sont d’une très grande sensibilité. Je me suis aussi souvent demandé si on a vécu quelque part si on n’y a vécu qu’une nuit (ou deux, ou cinq). Qu’est-ce qui transforme le transitif en intransitif ?

    • C’est exactement ce que j’explore dans ces 40 jours. Voyager, écrire, vivre et avec des mots laisser traces de ce qu’on a pu ressentir pour soi même et pour ceux qui ont la générosité de nous lire. Merci Laure 🙂

  5. C’est superbe !!!!! J’aime beaucoup ton inventaire qui dessine en creux un trajet de vie à travers les lieux qui t’ont faits, et en creux aussi le monde comme il va (ou ne va pas) avec le devenir de ces lieux (et je pense à « Texaco » là en écrivant !). Et puis cette méditation finale sur le mot « habiter » qui lie la Guadeloupe et Istambul, l’histoire et ton histoire. Merci Gilda !

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