GUITARE
1
Ma guitare, viole d’aujourd’hui, est mon ombre, une ombre lumineuse ; elle affirme et questionne à la fois, se plaint et se réjouit tout ensemble. Un autre guitariste m’a dit « ma guitare parle », mais la mienne fait mieux, elle écoute – et elle pense. Elle sait tout et se fout de tout. Objet animé, elle a une âme, plus que moi. Elle est mon esclave sensuelle ; elle sait qu’au moindre désir, je vais me ruer sur elle. Elle m’appelle, « viole-moi, viole-moi, mon ami, rape me, my friend » comme le chantait Kurt. Je viole ses silences. Je la fais hurler de plaisir et de douleur, caressant ses hanches rondes, les lacérant, les déchirant ; déchirant, son cri-murmure, son soupir-larme, son sanglot ensanglanté, j’en tire ma jouissance et je l’abandonne inerte. Elle me sourie, Sweet Little Angel, elle me donne un millier de sourires. Elle me dit « it’s alright, take anything you want from me, anything”. C’est un rubis. Nul ne sait d’où elle vient; hier n’a pas d’importance car il n’existe plus, et de toute façon nous n’avons pas d’avenir. Heureusement. Je l’ai entendue me dire qu’il n’y a pas de temps à perdre. Attrape tes rêves avant qu’ils ne disparaissent. On meurt tout le temps. Perds tes rêves et tu perdras la tête. C’est un diamant. Une émeraude. Ses cordes ne vibrent pas, elles tremblent, comme moi, on se ressemble. Les gens parlent de musique : en fait, on tremble ensemble. C’est peut-être elle qui me viole. Ce n’est pas un viol, je l’accepte, prends ce que tu veux de moi, Little Ruby. Mes rêves ont disparu et j’ai perdu la tête. Ces choses n’ont plus d’importance pour moi. Mais ce soir je la prendrai dans mes mains, dans mes bras, sur mes genoux, je vais l’injurier, et j’en jouerai, je m’en jouerai, avec tout ce que j’ai, et je paierai le prix pour vouloir des choses qui ne se trouvent que dans les ténèbres aux confins de la ville.
2
Comme le boss de Thunder Road, j’ai cette guitare, et j’ai appris à la faire parler. Case après case, corde après corde, chanson après chanson. Les nuits à répéter avec mon oncle, les vacances à travailler les solos de Dire Straits ou Eric Clapton. Les heures de solitude, dans ma chambre, les yeux baissées sur les partitions, les tablatures empruntées et photocopiées. Les feux de camp. La voix de mon père. Le sourire de mon père. Les chants de ma mère. Chansons douces ou engagées, en majeur ou en mineur, en barré ou pas. Entre deux chansons, vite, boire un verre, on a chaud. Et recommencer, des paroles en appelant d’autres, une mélodie en évoquant une autre. Il faudra se séparer, mais je tiens à jouer celle-ci, et celle-là aussi. La fumée des cigarettes pique les yeux, les doigts commencent à faire mal, mais parallèlement c’est une joie qui se construit. Et ce matou qu’on veut tuer, mais qui revient toujours, le jour suivant. Il est toujours vivant. Vivant tant que dure la chanson. Alors il faut qu’elle ne s’arrête jamais. Il le faut. Jamais. Ecoutez Victor Hugo : « La musique est dans tout. » Dans ma guitare, bien sûr ; mais pas seulement. Partout. Même dans le silence des morts. Il y a cinquante ans aujourd’hui, Jimi déchiquetait l’hymne américain à Woodstock. Peace and Love. Neil Young aussi était à Woodstock. Il a eu un enfant handicapé. Il aime tellement la Musique qu’il a alors décidé d’avoir un second enfant. Depuis douze ans, je joue pour ma fille. Elle chante.