Gigognes

un jour d’il y a un peu longtemps dans une vie d’homme (un jour d’avant les images pixels sur les écrans portables) j’avais retiré des boîtes carton, des pochettes plastifiées, les photos qui n’avaient pas pris racines d’oubli dans les albums. J’en avais répandu le désordre sur la table basse, comme une brassée d’automne, puis j’avais découpé pendant des heures, suivant lentement leurs traits, des visages emmêlés dans leurs âges désaccordés leurs liens multiples et leurs lieux mouvants et parfois croisés. j’avais été saisi souvent, dans ces débris d’avant dispersé, par un instant d’instant, un morceau fugitif, oublié et insistant, comme parfois surgit par effraction l’écho d’une voix, le scintillement d’un rire, la lueur fragile d’un visage, la courbure douce d’une silhouette penchée sur un bébé au regard égaré

*

j’avance aujourd’hui dans la rue. on les croirait posés sur les trottoirs, emballés dans le châle des recroquevillées contre un mur. ou presque entièrement empaquetés derrière la couverture grossière remontée au front des allongés sur leurs radeaux de carton, les visages détachés de la race déshumaine

*

saisis derrière la vitre suspendue en fenêtre d’éternité. les visages sont foule. foule de mes visages anciens à jamais passagers flottants et immobiles, réunis sans ordre sans distinction sans attention précise ni intention, foule agglutinée, figée au coeur d’un rire, au milieu d’un rêve ou d’une étreinte, au vif d’un éclat de vie ; fascinée au double fond des tiroirs d’absence ma cohorte d’ouchebtis, mes précieux laboureurs de mémoire.

*

derrière les grilles en fer forgé du parc de la préfecture de province mouillée, recouvertes d’une couche épaisse de peinture vert émeraude, deux visages sous les branches des persistants mordorés de fin d’automne. un cagoulé de noir. sur les pulls foncés, en grosses lettres blanches POLICE. dessous nos visages coulent lentement dans les volutes de fumée blanche et violette et rousse et passant l’angle déroulent le quai de lourdes pierres taillées grises et granuleuses

*

à raison de 70cm X 50cm j’essaie d’estimer le nombre de mes visages, compte-tenu d’une taille moyenne (petites taches presque indisctinctes ou portraits, faces glabres ou hirsutes, abritées sous un arbre ou aperçues derrière une porte entrebâillée. enfantines, jeunes ou vieilles, hommes ou femmes, pères et mères, frères, oncles tantes, amis et amies, compagne et enfants, isolées ou réunies. ici en pyramide comme les fruits bien ordonnés d’un arbre généalogique, yeux ouverts ou bien fermés, clairs ou sombres, parfois une cravate autour d’un cou ou bien petite bouille translucide bercée dans un bras ou reposée contre une épaule, et là regarde ! – ta petite tête d’enfant rieur à lunettes rondes. posée sur la mousse de mes cheveux noirs que je portais longs et naturellement touffus.

*

la cagoule photographie ou bien compte je me demande bien comment c’est pour dénombrer tous ces visages roulant sous les drapeaux sang, blancs, violets, comme une vague pousse son écume de fumée bleue.

*

à raison de 70 cm X 50 cm soit 3500 cm2 (ou 0,35 m2) compte tenu d’une taille moyenne de 2cm X3 cm soit 6 cm2 (ou 0,0006 m2) il m’est possible d’estimer très grossièrement le nombre de mes visages à environ 583, 333333. la décimale pouvant s’expliquer de figures incomplètes, oblitérées derrière des objets : troncs d’arbres, gros volant rouge de véhicule de manège, un gouvernail de bateau-musée, des croisées de fenêtres, le menu de restaurant déplié devant deux paires d’yeux, fumées, feuilles d’arbres, bonnets, ou dissimulées derrière des morceaux de corps très proches : mains – chevelures d’autres têtes y compris vu de derrière, comme pour ta photo d’enfant porté sur l’épaule pour frotter la grimace du rôt — et — juste à côté, un profil absent masque en partie le regard qui le scrute .

*

je me demande s’il est possible de compter les visages qui roulent dans la fumée, sans oublier tous ceux qui sont réfugiés à l’intérieur des visages, ceux de derrière la peau, de derrière les yeux, de derrière les fronts, ceux qui attendent rient ou accompagnent, ceux qui grondent ou supplient, qui encouragent et crient, ceux qui rigolent, ceux qui précèdent dans l’insu, ceux enfuis à jamais et qui sans prévenir murmurent soudain une phrase ou redisent un mot, ceux endormis en germes d’images et de gestes, ceux d’éclipses qui refont surface, ceux qui ont compté affichés comme des phares sur les portraits, ceux aimés sous la pochette plastique dans le portefeuille, ceux aimés derrière la vitre du smartphone, ceux dont j’ai seulement entendu parler, ceux qui vont suivre dans l’inconnu, déjà en ondes indécises.

*

il faudrait en outre procéder à une soustraction des parties « non-visage » également enfermées dans les 0, 35 m2 ( bustes – éléments de décor d’arrière-plan : morceaux de façades d’immeubles, échantillons de prés, brindilles de ciel, ou parties essentielles à la scène photographiée : comme ici le vieux fût de canon bosselé du chateau d’Edinburgh, peut-être, sur lequel vous êtes trois enfants assis à califourchon, comme tous les enfants des fûts de canon). c’est l’été sûrement. vos cuisses sont nues. cette réduction permettrait alors d’obtenir un nombre de visages apparents bien revu à la baisse derrière la vitre pendue.

*

la cagoule ou bien c’est l’autre n’a pas son tube comme ceux des grandes villes, ici c’est petite ville de province mouillée, n’a pas son tube à poinçonner les visages ou ces trous qu’on y fait c’est pour écraser les visages du dedans ?

6 commentaires à propos de “Gigognes”

  1. Un mélange de fragments où se mêlent et démêlent des récits de vie, de l’étrange. On a envie que tu creuses, décoller, atterrir, se laisser guider avec / par toi.
    J’aime beaucoup l’avant avant dernier.
    Je ne connaissais pas ‘ouchebtis’.
    En parlant de foule, j’ai écouté un bout de ceci, intéressant, intriguée par ce que la foule peut apporter dans l’écriture : https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/une-foule-comment-ca-marche

    • c’est un peu ça en fait – deviner ce qui se détache – chaque fois différent, d’un collage réalisé il y a fort longtemps à partir de découpes de bouts de photos qui n’avaient pas trouvé place ailleurs. Merci de la visite !

  2. le 2 poignant, le final terrible, et moi qui ne sait pas compter ça me méduse ces explorations arithmétiques du phénomène !!!