De l’âge de 12 ans à 15 ans, il est pensionnaire dans le privé. L’institution Saint-Stanislas, à Osny, près de Pontoise. Une sorte de château avec un grand parc et un petit bief, la Viosne. Au milieu du parc un bassin circulaire rempli d’eau et, juste à côté des installations sportives de plein air. Il regarde les grands évoluer à la barre fixe et ça lui donne envie de faire pareil. Cette aisance, cette liberté, contrôler ainsi la gravité, la pesanteur quelle chance. Mais on comprend vite que ce n’a rien à voir avec la chance. Il faut s’entrainer voilà tout. Et pendant trois ans, de 12 à 15 ans pas une seule journée ne passe sans qu’il ne se rende à chaque interclasse à la barre. Les weekend également, et parfois durant les vacances scolaires, avec une dérogation spéciale fournie par le recteur de l’établissement, expliquant à ses parents que son comportement patati patata ne permet pas… bref. Il s’entraine assidument— ça et pêcher avec des agrafes des épinoches dans la Viosne, et puis aussi sortir autant qu’il peut des limites pour aller construire avec deux copains un radeau. On rêve de s’enfuir par tous les moyens. Et maintenant qu’il y repense la barre fixe aussi est un moyen.
Au début il faut apprendre à hisser le poids de son corps à la seule force des bras. Rien de simple là-dedans, la traction réussie ne s’improvise pas. Il y a une façon d’agripper la barre en retournant les paumes des mains et qui n’est pas naturelle— ça ne coule pas de source . De plus, la barre étant à une certaine hauteur, il faut sauter pour l’attraper. Donc on s’entraine sur deux choses à la fois, apprendre à bien sauter pour atteindre la barre, puis une fois qu’on la tient hisser le poids du corps d’une façon bizarre au début mais qui devient évidente à la fin. Il lui faut bien une année pleine pour parvenir à enchainer plusieurs tractions. C’est douloureux, mais on apprend à aimer repousser les limites à supporter la frustration d’abord, puis la souffrance et même à la fin à l’apprécier. Chose qu’il rejette catégoriquement quand il s’agit par exemple de courir autour d’un stade— il trouve cela stupide.
Au bout d’une année il parvient à enchainer plusieurs tractions à la suite, peut-être une vingtaine sans exagérer. On peut passer à l’étape suivante. Lever les jambes et effectuer un rétablissement pour se retrouver tout en haut avec la barre plaquée sur le ventre. Ici on appelle cette figure l’allemande . Toute une année encore pour s’approprier l’allemande de façon correcte, c’est à dire élégante. Car on peut bien sur y parvenir, au début par chance, ou par hasard mais ça n’est qu’un début. Tout est à retravailler dans le détail ensuite, la position des pieds, des jambes, effectuer donc cette fichue traction, celle qui, dans l’enchainement général, produit la bonne impulsion pour continuer avec le mouvement des reins et ainsi lever les jambes, jusqu’à se retrouver la tête en bas, et enfin— victoire : le rétablissement final.
Les anciens finissent par partir et on devient soi-même l’ancien après trois ans. C’est la loi des choses ici comme partout. Le demi soleil est une chose, le grand soleil une autre. Il faut encore beaucoup d’entrainement pour y arriver. Puis aussi, il faut innover un peu, laisser sa trace, un souvenir pour les bleus qui arrivent comme on est arrivé là au début bouche bée, avec des envies plein les yeux.
Découverte fortuite d’une figure bizarre. On se laisse aller en arrière et on n’est plus retenu que par le creux des genoux. Un mouvement de pendule qui emporte le buste à l’horizontale côté opposé et là on se décroche de la barre pour tomber droit comme un i sur le sable. Bouche bée les nouveaux. Et peut-être qu’avec un peu de chance, deux ou trois ans encore après on se souviendra de cette figure bizarre inventée par le célèbre B. On ne dira pas combien de fois il est tombé face contre sol avant d’y parvenir, on ne dira pas non plus ce que lui a couté l’entrainement à la barre fixe. On ne garde qu’un vague souvenir dans la rétine, un petit éblouissement, suffisant pour que les choses se perpétuent, jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent, qu’on passe à autre chose.