#gestes&usages #06 | Opérations essentielles

La boulangerie vient juste d’ouvrir, après quelques semaines de travaux. Nouveaux propriétaires, deux frères entreprenants qui se lancent dans une aventure commune, nouvelle décoration. Juste devant la caisse, incrustée dans le comptoir se trouve le monnayeur automatique. Il y a cinq boulangeries dans ma ville, elles ont toutes cette machine. A gauche du terminal de paiement, utilisé pour les cartes bancaires dans presque tous les commerces, se trouve la partie dédiée à la petite monnaie. Un entonnoir sombre en plastic brillant dans lequel on laisse tomber ses pièces. La machine les avale et restitue la monnaie résultante avec un léger bruit de machine à sous. Lorsque vous introduisez un billet dans la fente prévue pour, et que vous ne prenez qu’une baguette c’est le jack pot, il dure quelques secondes. Le réceptacle de la monnaie rendue aurait pu être fait d’une matière plastique plus silencieuse mais je suppose que l’effet recherché est bien ce bruit de pièce qui dégoulinent. 

Je n’aime pas ces machines à monnaie, elles font disparaitre des petits gestes du quotidien. Tout d’abord, on n’entends plus dans les boulangeries, le sympathique « gardez la monnaie » car une fois récupéré vos piécettes en bas du monnayeur vous ne les donnez pas à la boulangère, elle ne va pas tendre sa main vers quelques centimes. Le discret « gardez la monnaie », accompagné parfois d’une main qui mime un refus, ne faisait pas apparaître la modestie du don et permettait de remarquer la qualité du service. 

La qualité du service est toujours là, d’ailleurs l’employée de la nouvelle boulangerie est affable mais elle n’est plus attestée par un micro-don financier. Parfois, mais très rarement, une boite en carton avec une fente à son sommet permet de déposer des pièces. Ce sont souvent des collectes pour des causes, nationales ou plus locales. Mais jamais locales au point de ne concerner que les travailleurs de la boulangerie. 

Lorsque le premier monnayeur est apparu, l’argument commercial était qu’avec le patron pouvait s’affranchir des erreurs de caisse. Par erreurs il fallait comprendre surtout « vol ». Donc cette machine est là en permanence pour que les employés comprennent que leur employeur ne leur fait pas confiance. Peut-être qu’avec le temps les employés oublient cette suspicion qui pèse sur eux. 

Mon autre grief contre le monnayeur automatique, c’est que l’on n’a plus besoin de calculer la monnaie rendue. Déjà avec la caisse, depuis longtemps, nous n’avons plus à additionner de tête le prix d’une baguette de pain, d’une ficelle et d’une baguette viennoise pour vérifier si nous avons assez de monnaie pour prendre en plus un croissant. Notre commande est saisie au fur et à mesure et la somme s’affiche automatiquement. C’est anecdotique pour la plupart des adultes car  nous savons compter de tête mais je vois régulièrement des adolescents prendre leurs smartphones pour calculer que deux fois un euro vingt font deux euros quarante. 

Pourtant, la boulangerie était la première boutique où l’enfant pouvait effectuer seul une opération d’échange commercial. Ma mère m’y envoyait régulièrement chercher le pain, elle me recommandait de bien compter combien je devais et de vérifier la monnaie rendue. Et elle précisait toujours que je devais refuser la proposition de la boulangère de me rendre la monnaie en  bonbons. Tout les jours, j’allais donc au coin de la rue chercher du pain frais avec des pièces de valeurs différentes. Dans la boulangerie, les chiffres, les opérations élémentaires de calcul étaient concrètes. Avec cet entrainement, outre l’addition et la soustraction, la notion de nombres entiers et de nombres décimaux était acquise dès l’école primaire. 

C’est de moins en moins le cas aujourd’hui. 

Aujourd’hui, il suffit de glisser une poignée plus ou moins grosse dans le monnayeur, il rendra tout ce qui dépasse. 

A propos de Noëlle Baillon-Bachoc

Lectrice compulsive, attirée depuis le plus jeune âge par la littérature de l’imaginaire avec une prédilection pour le fantastique. Je me consacre à présent totalement à l’écriture. J’anime des ateliers d’écriture et des stages dédiées à la littérature de l’imaginaire.

2 commentaires à propos de “#gestes&usages #06 | Opérations essentielles”

  1. C’est l’histoire d’une machine qui remplace la vendeuse de pain. C’est l’histoire d’une machine qui remplace l’écrivain qui écrit l’histoire d’une machine qui remplace la vendeuse de pain. Tant de ficelles narratives à tirer. Merci.

  2. Merci Jean-Luc pour ta lecture et ton commentaire. C’est une piste effectivement cette disparition progressive des petits échanges quotidiens, ces interactions qui construisent une vie en société.