Tu prends les deux lacets entre tes doigts comme si c’était des serpents. Tu les mets face à face, c’est important qu’ils se toisent, qu’ils se regardent fixement. Et si l’un des deux détourne la tête, tu l’obliges, te le contrains, tu le forces. Et puis tu laisses aller la danse de l’enlacement. Qu’ils frottent leurs corps, qu’ils s’emmêlent, qu’ils s’entortillent. Qu’ils se défient jusqu’à la fusion. Et puis tu serres pour fixer l’union. Après ça, tu sculptes des ailes larges et généreuses qui, à leur tour, vont s’enlacer dans ce jeu d’amour/désamour, dans cette danse lascive et laçante qui déforme tes doigts. Une dernière tension et tu le vois, là, posé sur ton coup de pied. Le papillon immobile qui te bâillonne le pied dans la chaussure est prêt à s’envoler, tu es prêt à marcher, à courir, à gravir les montagnes. À te lever de ton bureau sous lequel la moquette encore vierge joue de son moelleux pour t’anesthésier. À défaut de sommet à atteindre, tu te diriges vers la salle de réunion avec tes papillons aux pieds. Rejoignant en route, deux puis quatre, autant de couples de lépidoptères qui rasent le sol, s’envolant pour une brève liberté quand l’âme soeur reste clouée au sol. Et d’alterner leurs mouvements. Tu ne les regardes pas mais tu sais qu’ils sont là, tu sens qu’ils te portent. Leurs ailes seraient multicolores et majestueuses tant que tu ne leur portes pas un regard, tant qu’ils ne vivent que dans ta tête. Tu entres dans la salle, tu t’assieds derrière la grande table, tu poses ton stylo et ton carnet devant toi. Dans tes pieds, tu sens un coeur cogner pour se libérer de chaussures trop fortement lacées. Toi, tu sais que ce sont les papillons qui veulent s’envoler. Un nacré des Balkans, un grand mars changeant, une nymphale de l’arbousier, un damier de l’alchémille. Sous l’imposante table de la salle de réunion, les papillons font leur bal sur la musique peu entraînante de l’ordre du jour et du dernier bilan comptable. Une hespérie des cirses, une virgule sylvaine, un voilier blanc, une piéride de l’æthionème. Même quand Dave, Sue et Steve, ces joyeux connards aux bottines, te fusillent du regard dans ton envol imaginaire. Tu te forces à ne pas fermer les yeux, l’apparence de l’écoute studieuse. Tu opines devant la courbe croissante, tu acquiesces aux propos des chefs sans en saisir un mot. Tu es très loin de là avec tes papillons aux pieds.
Photo de Karina Vorozheeva sur Unsplash
Un régal pour les yeux, les doigts, les mots. JM
Merci Jean-Marie. Les papillons ont beau dos à nous transporter si facilement.
On s’envole ! Merci
si beau que je comprends pourquoi suis si handicapée pour le faire 🙂
Ces papillons aux pieds sont des enchantements, j’ai adoré ! Merci Jean Luc. Je vais mettre les miens et m’envoler vers ma journée. Bises.
ben oui l’image facile des papillons, ça marche toujours
mais c’est vrai qu’on a soudain une envie de courir vite et de décoller, de s’envoler
et on ressent tout à fait les pensées du personnage partagé entre rêve et réel, sa pensée des papillons qui sont là à ses souliers et qui transforment sa journée
« À défaut de sommet à atteindre, tu te diriges vers la salle de réunion avec tes papillons aux pieds. »
J’adore les ailes vivantes que tu mets à ces chaussures, et l’imagination s’envole.