#gestes&usages #01 | Sa robe, version complète

À cause de la couleur de sa robe, je crois, oui ça a commencé comme ça. Elle n’était pas comme avant, elle était plus lumineuse, plus voyante, quand je lui ai demandé si je l’avais déjà vu, elle m’a dit que c’était la même qu’elle l’avait porté plusieurs fois au cours des deux dernières années, à la maison, je savais que ce n’était pas la même, vous comprenez, elle mentait, pourquoi est-ce qu’elle ne me disait pas la vérité, si elle en avait acheté une neuve, ça n’avait aucune importance, je n’aurais rien dit, pourquoi me mentir. Et ce geste de lisser sa robe sur ses cuisses qu’elle répétait, ce n’était pas elle, je ne l’avais jamais vu faire ce geste. Je ne suis pas fou, je vois que ce n’est pas ma femme, je ne sais pas qui c’est, mais ce n’est pas ma femme. Je la connais, je connais la couleur de sa robe orange, ce n’est pas cet orange. Pourquoi vous ne me croyez pas ? Je ne lui aurai pas fait de mal, vous savez, sur le coup, je me suis énervé, mais j’ai peur, vous pouvez le comprendre, elle était là près de moi à mon réveil, mais j’ai compris que c’était une inconnue qui essayait de se faire passer pour ma femme, j’ai eu peur, j’ai pris mon temps avant d’en être sûr, je l’ai observé, un long moment, je faisais semblant de dormir. Les médicaments n’ont pas d’effet aussi étrange, je n’y crois pas, et ce geste, ce geste je ne l’ai pas inventé, elle ne fait pas ce geste, ma femme, je le sais quand même au bout de vingt ans. Il faut que vous appeliez la police discrètement, s’il vous plaît docteur, et le temps qu’ils arrivent, vous pouvez demander à une infirmière de rester près de moi, c’est une folle, elle lui ressemble beaucoup, mais elle me fait peur docteur, qu’est-ce que vous m’avez donné, je ne veux pas dormir, vous êtes avec elle ? Qu’est-ce que vous allez me faire ?

Ça va bien.
Non, je ne me souviens pas.
Je vous ai dit ça.
Je délirais.
Oui, évidemment que c’est elle.
Certain.
Quelle robe ?
Je ne sais pas, je n’ai jamais trop regardé ces robes.
Vous pensez que je pourrais sortir quand.
Non, je ne suis pas pressé, je vais profiter de ces quelques jours pour me reposer, je pense que ma femme va me dorloter.
Non, c’est bizarre comme question, pourquoi j’aurais peur d’elle.

Tu veux bien descendre pour ouvrir la porte du garage, la télécommande ne marche pas encore.
Non, pourquoi ce serait moi qui irai ?
Je veux bien descendre, mais tu arrêtes le moteur et tu me donnes les clefs.
Je ne descendrai pas alors.
Je refuse.
Non, je ne t’ouvre pas, j’ai appelé la police, je te préviens.
Tu n’es pas ma femme.

Bonjour, monsieur.
Henri Mouron.
Ce n’est pas ma femme.
Je connais ma femme, on est marié depuis des années, cette femme n’est pas ma femme.
Elle lui ressemble beaucoup, elle peut vous tromper, je suis d’accord, mais ce n’est pas elle, cette femme est dangereuse.
Oui je sors de l’hôpital, mais je ne délire pas, ce n’est pas elle.
Mais le voisin, il me déteste, et puis on ne le voit jamais ce vieux con, son avis n’a aucun intérêt.
Je vous jure que ce n’est plus elle. Cette femme a voulu me tuer, vous comprenez.
Non je n’ai rien vu, je n’ai pas de preuve, mais je le sens. Vous le sentez quand vous êtes en danger, dans votre métier, ça doit vous arriver.
Non je ne l’ai jamais frappé, elle non plus, on est pas comme ça.
Je ne sais pas, ce n’est plus elle.
Pourquoi vous me dites ça, qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
Je ne suis pas malade.
Oui ils m’ont donné des médicaments, mais je me sens tout à fait normal.
Écoutez, vous pouvez rester cinq minutes, je rentre dans la maison et je ressors, c’est tout ce que je vous demande, ne me laissez pas avec elle.

J’ai pris quelques affaires que j’ai jetées dans une valise, j’ai pris les clefs de ma voiture, je lui ai demandé mon portefeuille devant les gendarmes, elle me l’a donné en souriant, il y avait encore ma carte bleue. Je suis allé charger ma voiture, j’ai remercié les gendarmes et je suis parti, j’avais besoin d’être seul, c’est en attendant dans la voiture l’arrivée des gendarmes, que je me suis demandé pourquoi, je n’ai pas de réponse, je croyais qu’elle m’aimait, c’est vrai que ces derniers temps je n’ai pas trop fait attention elle, mais de là à vouloir ma mort, je ne la reconnais plus. À la salle de gym, elle s’est fait une copine, Sabrina, oui, je ne la connais pas, peut-être que c’est elle qui lui a monté la tête. J’irai demain. Je me suis repassé la scène de mon accident avant de m’endormir, je revenais de voyage, j’étais parti pour la semaine en formation a Poitiers, quand je rentre j’aime rangé mes affaires rapidement, que la routine reprenne, alors quand j’ai vu qu’elle dormait encore, il devait huit heures du matin, j’ai vidé mes affaires silencieusement dans le dressing et dans la salle de bain, et puis je suis allé rangé ma valise sur galetas, j’ai ouvert la porte, j’ai mis l’échelle, et je ne sais comment c’est possible, je me vois tomber dans les marches en béton du garage qui étaient sous moi, le hasard a fait que c’est mon bras s’est retrouvé sous mon visage, autrement sa ma tête qui se cassait, après je me souviens un peu, c’est le facteur qui passait qui est venu m’aidé avant que les ambulanciers n’arrivent, ma femme est arrivée après, j’écris ma femme, mais c’est une autre.
Le lendemain à la salle de gym, en milieu de matinée, je ne voulais pas croiser ma femme, je me suis présenté à l’accueil ; j’ai inventé une excuse pour avoir les coordonnées de cette Sabrina, j’ai montré mes papiers, je leur ai dit que je voulais organiser une surprise à ma femme pour son anniversaire avec ses amies, et que je n’avais aucun moyen de contacter cette Sabrina, avec mes cheveux blancs et après avoir bien regardé ma carte d’identité ils m’ont donné son adresse. Elle habitait dans un petit immeuble du centre, une résidence récente, au premier étage côté parking. J’ai sonné, elle m’a ouvert. J’avais devant moi une femme de trente-cinq ans, assez jolie, j’étais convaincu qu’elle avait l’âge de ma femme bientôt cinquante ans.

Bonjour, vous êtes Emma ?
Je suis le mari de Camille.
Elle m’a parlé de vous quelquefois.
Je ne veux rien de particulier.
Je voudrais comprendre, pourquoi elle a changé ?
Vous avez bien dû voir qu’elle avait changé.
Quand vous la rencontrez, vous discutez de quoi.
Non, je sais que ça ne me regarde pas, mais, mettez-vous à ma place, je ne la reconnais plus.
Attendez, ne vous fâchez pas.
Je vous demande juste de me dire si vous avez une idée du pourquoi de ce changement.
Mais sa vie c’est la nôtre, elle est normale.
Mais elle ne travaille pas.
Je ne l’ai jamais empêché de travailler.
Et puis si elle veut partir, elle est libre.
Je ne sais pas ce qu’elle aurait, la maison c’est la mienne, c’est mon héritage.
Quelles années ?
Mais qu’est-ce qu’elle veut que je fasse, qu’on remonte le temps ?
Payez, mais qu’est-ce que je dois payer ?
Une esclave, mais vous êtes dingue.
Ouvrez, je regrette, je n’aurais pas dû dire ça.
C’est bon, je m’en vais.

Le lendemain, je suis allé voir ma femme, plutôt cette femme, en fin de matinée, j’ai attendu que le voisinage soit bien réveillé et que des passants me voient me garer, j’étais inquiet. J’ai sonné, elle m’a ouvert, elle m’a proposé d’entrer, j’ai hésité, je suis quand même entré. Elle est restée face à moi sans rien dire, puis elle m’a dit qu’elle avait eu Emma en ligne.

Non, je voulais juste comprendre, c’est elle qui a dit n’importe quoi.
Je ne peux pas réinitialiser les années passées, je ne suis pas magicien.
Non, je ne voulais pas, bien sûr que tu es intelligente, ce n’est pas ce que je voulais dire.
Même si je le voulais, il faudrait vendre la maison, ça prendrait des mois, ici peut-être des années.
Si tu restes là, moi je vis où.
Tu es enragée.
Comment ça, tu t’en moques. Mais c’est ma maison.
Tu ne ferais pas ça.
Tu n’aurais plus rien et moi non plus.
Je t’attaquerai, j’irai chez les gendarmes.
Les voisins m’ont vu, laisse-moi sortir
Et puis on a cogné à la porte.

Entrez, monsieur. Je vous laisse.

Un artisan venait de se présenter, sur sa camionnette blanche, étaient inscrites les coordonnées d’une entreprise de serrurerie.

J’étais devenu un ennemi, je n’avais rien vu venir, comment c’était possible. J’avais vu dans ses yeux qu’elle aurait pu me frapper, comment je n’avais pas pu voir ça en elle pendant trente ans. On avait un compte commun et une assurance vie, en rentrant je suis allé sur le site de la banque, bien sûr, elle avait tout pris. Une somme pareille elle n’aurait jamais pu la retirer en liquide, elle avait dû ouvrir un compte à son nom, depuis combien de temps elle se préparait ? Je devais reprendre mon poste en début de semaine. Il me restait deux cents euros, j’ai ouvert un compte à mon nom, j’ai appelé le rectorat pour qu’il modifie le virement, qui devait arriver dans huit jours, la femme que j’ai eue en ligne m’a expliqué que ce serait peut-être un peu court comme délai, il a fallu que je lui raconte ma situation, qu’elle comprenne ma détresse, elle m’a assuré qu’elle s’en occuperait, j’ai eu honte. Je revoyais son visage, l’expression de ses yeux, elle m’avait regardé comme un individu nuisible et dangereux, alors que c’est elle qui avait voulu me tuer. Je sais maintenant qu’il n’y aura pas de retour au temps d’avant, je le sentais déjà à l’hôpital, je sentais ses yeux sur moi, je l’avais vu regarder les perfusions, il n’y avait pas d’inquiétude ou de bienveillance dans ses yeux, elle cherchait. J’ai déposé une main courante le lendemain au commissariat, le jeune inspecteur qui m’a reçu m’a regardé comme un pauvre type, à la fin je n’avais qu’une envie c’était de sortir en courant. J’ai envoyé un SMS à ma femme pour la prévenir que maintenant il y avait une trace officielle, que j’étais presque sûr qu’elle avait voulu me tuer, elle ne m’a rien répondu. Je l’ai revu une fois avant mon départ, un hasard on s’est retrouvé tous les deux aux rayons glace de carrefour, de chaque côté du bac.

J’ai eu une mutation, je pars dans huit jours.
Je voudrais divorcer.
Et si je veux me remarier.
Tu n’auras plus un euro.
Je ne vais pas payer pour une maison dans laquelle je n’habite pas.
Comment tu as su ça.
Je le garderai.

Depuis deux ans je vis à Toulon, elle m’envoie de temps en temps par SMS, une facture d’un artisan pour des travaux d’entretien de la maison, j’en paye la moitié comme convenu, je lui fais un virement. J’ai rencontré une autre femme à la piscine, le hasard, on s’est vu quelquefois, mais maintenant je ne me sens plus en sécurité. Alors avec le temps, nos rencontres se sont espacées, à chaque fois qu’on se retrouvait pendant les premières minutes, j’étais sur mes gardes, elle le sentait, je n’arrivais plus à quitter cet état de vigilance, comme si elle allait me donner un coup par surprise. Je ne lui ai rien dit, comment lui expliquer que j’avais vécu pendant trente ans avec une femme, sans la connaître. Je rejoue souvent ces années la nuit pendant mes insomnies, je revois les moments heureux, le quotidien des jours simples, je cherche une erreur que j’aurais pu faire, un moment de bascule, je ne trouve pas. Il m’arrive quelquefois de penser, que si j’en avais le courage, et que si j’affrontais physiquement mon ex-femme, elle abdiquerait et me rendrait la maison et ma liberté, puis je revois son regard et je sais qu’il y a en elle, quelque chose qu’il n’y a pas en moi.

Codicille: Une version plus réaliste que ce que pensais écrire au début, les version possibles sont infinis, une version mystérieuse sans explication avec une femme comme habitée par un parasite, une version plus thriller, avec une femme qui ayant une ressemblance importante usurperait l'identité de l'épouse du héros, etc..  j'ai fait ce choix.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

4 commentaires à propos de “#gestes&usages #01 | Sa robe, version complète”

  1. Joli glissement dans une paranoïa Et pourtant par moments le narrateur semble tellement dans le vrai. Évidemment l’absence de contre champ nous entraîne dans la folie. L’entrée en matière est saisissante.
    Beaucoup de plaisir à la lecture.