#gestes&usages #01 | Ernaux, à cause de la couleur

A cause de la couleur cette année là— 1975— une couleur chaude entre l’orange la terre de Sienne l’ocre et toutes nuances, tons, valeurs se heurtant, s’épousant et se heurtant encore —au froid bleu du ciel, aux reflets de turquoise de la mer vineuse— mais qui ne sont pas plus désormais qu’ une photographie jaunie semblable à toutes ces autres photographies servant autrefois de lanceurs, de supports — provenant d’Estonie, mais dans lesquelles un petit bout d’étrangeté scintille sourd comme tout ce qu’on ne peut dire, qui est là et qu’on ne peut pas dire— mais qu’en reste t’il vraiment, à part ce que nous voyons encore dans le présent dans ce présent même où l’on se souvient de cette éternité vécue. Des gestes, des voix, des odeurs, des joues effleurées, des corps étreints, le goût des mets, l’impression laissée par les ambiances traversées, celles qui nous traversent que nous traversons. A cause de la couleur alors celle que peut prendre notre adolescence à ce moment-là et encore ici, bien après 1975, et cependant ne pas y sombrer, mais revenir dans la danse, spectateur et danseur, juste un instant, un petit moment pour être là, cette année là 1975, ce jeune type sur la photographie.

À cause de la couleur des derniers rayons de soleil qui s’infiltrent entre les maisons et les ruelles de Meta di Sorrento pendant que le village s’habille de teintes d’or et de pourpre que les habitants comme animés par une force invisible se mêlent dans les rues que les voix s’élèvent que les rires des enfants rebondissent sur les murs de pierre que les vespa vrombissent dans les pentes et que les marchands annoncent leurs dernières offres du jour comme pour rire tandis que les odeurs de la mer, moules huitres, poissons et coquillages se mêlent à celle des citronniers se mêlent aux saveurs d’olive de basilic qu’en une trame soudain présente, enivrante mais qui tremble et s’évanouit doucement à mesure que l’ombre s’étend et que le soir s’abat sur le village —une autre scène se déploie dans les ruelles ici et là les jeunes se réunissent, devant les grilles de la grande bâtisse, une petite troupe joyeuse et insouciante qui soudain s’égaille leurs pas les portent si naturellement vers la boutique du fromager —ce lieu où elle nous mène, cette femme aux beaux yeux en amande, vers cette lumière dorée, ce point de ralliement, une escale après le lent et doux tumulte de la journée

Que les gestes ici ressemblent comme deux gouttes d’eau aux gestes de là-bas, on ne le voit pas bien sûr, l’exotisme nous aveugle, l’excitation du nouveau nous embrume. A moins que ce ne soit encore qu’un principe de la vieillesse de ne plus s’attacher qu’aux ressemblances, au vraisemblable. Une sorte d’abdication dans le semblant ou le semblable.

mais en attendant, observe tout cela et comment tes yeux s’attardent sur les gestes répétitifs des femmes des hommes autour de toi, la grand-mère dans sa cuisine équeutant les tomates cerises avec un savoir-faire antédiluvien tout comme celui de ces mères tressant les cheveux des filles sous les platanes et bien sûr le mouvement, oscillatoire, rappelant le vent dans les bambous celui de ces types jouant aux bocce sur la place du village —leurs gestes précis et rythmés par le jeu et leurs discussions animées autour d’un verre de limoncello ( clic clac cliché) Ne sont-ce pas les mêmes gestes que tu vois depuis toujours dans tous les lieux, entre tous les murs, sous tous les toits. Toute ce qui apparait faussement étrange à première vue avant de sombrer tôt ou tard dans l’Histoire et son horizon infranchissable de déjà vu.

L’avantage sans doute de se tenir là, à ce moment là , à la lisière de l’enfance et de l’âge adulte et d’observer ces rituels immuables, ces gestes qui tissent le quotidien, toutes ces actions si simples et pourtant si chargées de significations, de liens invisibles qui unissent les gens de Meta di Sorrento entre eux, mais pas seulement, à tout ce qui en toi peut encore peut porter le nom d’humanité. Te voici un vieux comme disent les jeunes, comme toi tu le disais aussi jadis quand tu étais l’un des ces jeunes — les vieux.

dans la fromagerie peut-être à cause de lui, le fromager— un homme à la stature pas bien imposante, presque malingre, mais au regard noir et vif et cependant tellement bienveillant et dont les mains comme des oiseaux armées de plumes tranchantes découpe avec générosité des morceaux de fromage pour nous les offrir— il les présente au bout du couteau, il les offre comme on offre le plus précieux, sa candeur, mais sans démonstration comme si tout ça était naturel, normal — ce bout de fromage comme un drapeau, un hymne, dans la nuit tout autour, bien au delà de l’épicerie , la nuit dans laquelle on peut se retrouver quand on songe au passé, à tous nos morts, tout ça bizarrement rassemblé là dans un simple bout de fromage, dans une ambiance laiteuse et beurrée — sourires, émotions, partage— on en rit avec du fromage plein la bouche on en rigole, on pourrait bien en pleurer mais non on discute, le fromager raconte des histoires prenant comme prétexte chaque type de fromage, son origine, son appellation, sa fabrication, des histoires qui semblent faire partie intégrante de la culture du village et je pense au monde, à la planète Terre qui n’est plus si ronde, au dernière nouvelle en forme de poire. Et tout ça à cause du gout de la poire mélangé à celui du parmigiano..

mais qui m’expulse soudain me fait éprouver encore de façon plus cruelle plus aigüe ma propre étrangeté au sein même de toute cette étrangeté méditerranéenne, sans me tromper sur la planque dont l’étrangeté se sert à travers des adjectifs.

du regard suivre encore durant un instant fugace ce morceau de fromage de la pointe du couteau glissant dans l’air puis disparaitre, englouti entre les lèvres de cette femme qui nous conduit ici et en éprouver encore le même désir— à moins que ce ne soit âme défunte ce fantôme de désir – Mais plutôt et soudain vite—une issue pour s’enfuir. Le désir très semblable à ce moment-là à la poudre d’escampette. Prendere la polvere di scampo

une confusion douce, et ce vieux sentiment retrouvé du nouveau du troublant, l’air s’est empli d’électricité, le bruit, le rythme des découpes du fromage le couteau heurtant la planche de bois , le bruit du papier froissé, des conversations animées, les effluves de fromage affiné se mêlent aux arômes du pain frais et du basilic.

Ensuite nous marcherons longtemps dans les rues en pentes, le silence nous cueillera quand nos hanches se frôleront. A cause de la couleur sépia du souvenir, à cause du fromage qui ici à une texture semblable à celle de la pâte sablée sur la langue, et les odeurs d’iode de basilic…mais ça suffit.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

Un commentaire à propos de “#gestes&usages #01 | Ernaux, à cause de la couleur”

  1. Au milieu de tous ces gestes, un paragraphe surtout m’a fait voir le monde en couleurs, celui qui commence par « À cause de la couleur des derniers rayons de soleil qui s’infiltrent entre les maisons et les ruelles de Meta di Sorrento… »