À cause de la couleur de ses ongles, tout le monde le prenait pour un homosexuel. C’est ce qu’il racontait, et en riant il rejetait vers l’arrière la mèche noire qui lui tombait sur le front, et il étalait ses doigts sur le bois de la table. À chaque skieur qui entrait, une bouffée glaciale arrivait du dehors. À tour de rôle, de plus en plus réjouis à mesure que l’heure avançait, nous criions « La porte ! ». Des tables voisines, du comptoir où l’on commençait à s’entasser, on nous échangeait des regards amusés. Dedans il faisait chaud, mais sur le seuil encore, de la buée s’échappait des bouches haletantes, les skis à peine déchaussés après une belle descente. Les chaussures cognées contre le plancher rythmaient de leurs coups sourds le brouhaha ambiant. Contre la clarté du décor tout en bois naturel, poutres et lambris, fenêtres et mobilier, le bleu saphir des combinaisons, le noir des pantalons, le rouge vif des anoraks, les écrans jaunes des masques teintés dans la masse, faisaient des taches criardes. Il nous montrait ses ongles, naturellement blancs, sans lunule, ou plutôt avec une lunule s’étendant sous toute leur surface. Il nous faisait remarquer qu’ils n’étaient pas peints, qu’il n’était pas pédé, car c’était ce mot qu’à l’époque on employait, et nous étions toutes les trois tombées sous son charme. Les nouveaux arrivants tiraient sur les doigts de leurs gants pour en dégager leurs mains, qui montaient à hauteur de front et faisaient glisser les bonnets des têtes. Chaque mouvement qu’il sentait dans son dos, aux allées et venues des skieurs engoncés dans leur panoplie, était prétexte à se serrer un plus sur le banc. Le premier jour, les deux garçons rencontrés en bas des pistes s’étaient installés en face, et nous les trois filles, nous avions pris place contre le mur. Les jours suivants, il se collait volontiers à la plus jolie d’entre nous, aussi blonde qu’il était brun, aussi vifs, gais, et pétillants l’un que l’autre. Il disait qu’il venait de Naples, pas lui mais sa famille. Il en parlait avec gourmandise, les lèvres s’arrondissant et se dilatant sur les syllabes bien détachées, les paupières ourlées de longs cils battant au ralenti. Un beau ténébreux. Je me souviens du nom de l’autre garçon, pas du sien. Le soir, sur nos couchettes superposées, dans le chalet où j’avais été invitée en vacances, nous nous inventions des histoires toutes les trois, et, faisant taire nos jalousies, nous élaborions des stratégies pour que l’idylle dure entre l’élue et lui, à qui nous avions donné le surnom de « Napoli ».
Mais il ne venait pas du sud de l’Italie. Il jouait son personnage de latin lover, je l’appris quelques mois plus tard, en dépliant la feuille hâtivement sortie d’une enveloppe décachetée. Les quatre autres se revoyaient. Ils habitaient dans trois villes différentes, mais peu distantes, au pied des montagnes. Moi seule vivais à Paris. À l’époque les nouvelles arrivaient par lettre. Il n’avait créé son héritage napolitain que pour ajouter à sa séduction. Cela ne faisait rien : je savais déjà tout ce que j’avais trouvé sur Naples dans le dictionnaire encyclopédique en 10 tomes que nous avions à la maison ; sur les rayons de la bibliothèque de mon établissement – je ne crois pas que nous disions le centre de documentation, en tout cas nous n’employions pas le sigle CDI. Je recopiais les articles au stylo bille, sur des copies à carreaux Sieyès. Je lisais tous les livres. Naples était devenue ma passion, mon obsession, mon idée fixe. Je n’étais pas tombée amoureuse de lui, ni d’elle vraiment, mais à cet âge où mon corps s’éveillait au désir, la cristallisation de leur amour sous mes yeux avait agi comme un charme magique ; l’œuf en porcelaine de la poignée tournait ; la porte s’ouvrait sur un monde à étreindre. Je découvrais une ville étonnante, magnifique et grecque, misérable et portuaire, millénaire, baroque. Et au pied d’un volcan.
C’est beau cette histoire de « cristallisation de leur amour sous mes yeux » quand le corps s’éveille au désir.
Merci.
Oui je trouve aussi. Finir avec le mot volcan est bien trouvé aussi pour parler du désir. Merci Laure
Ce n’était pas volontaire, mais c’est vrai, merci de me le faire remarquer. Il y a sans doute un transfert des émotions adolescentes vers cette ville volcanique qu’est Naples.
Merci Françoise.
très beau finish en effet
et… (je suis aussi tombée sous son charme !)
ça ne m’étonne pas, il était si beau… merci Françoise !
Ton texte me parle de plusieurs voix. La station (assise) tu en parles si bien. Et aussi du désir, de sa folle indépendance de l’objet qui s’en fait le support. J’ai ainsi lu, en classe de 6e, tout Sartre, parce que j’avais vu un élève de 4e rapporter Les Mots à la bibliothèque. J’ai appris longtemps après que l’exemplaire appartenait à sa sœur, qui était en terminale littéraire… Et encore bien plus tard que c’était des mots, dont j’étais amoureuse et que pour supporter une telle passion, il fallait des hommes qui servent d’intermédiaire.
Merci Laure.
De la couleur des ongles, à Naples en traversant le confinement des après pistes, quel merveilleux voyage . Ou comment naissent les passions pour les villes.., merci !