Les croquantes, 19 mai 2020
À cause de l’écran noir et blanc de la télévision l’enfant avait pris l’habitude d’inventer des couleurs au monde et sur le petit écran grâce à son imagination tout devenait plus beau que la réalité. C’est à cette époque qu’elle commença à rêver en noir et blanc pour pouvoir colorier le monde à sa façon, comme elle le faisait dans la journée sur les grands cahiers imprimés de paysages ou de personnages dessinés d’un trait noir sur fond blanc que ses parents lui achetaient à la librairie du coin. Là les chevaux devenaient bleus, le soleil vert, le ciel marron, la peau de la princesse multicolore, le prince rose, l’herbe orange, le château violet…
Mais il y eut ce rouge, celui de cette jupe cousue par sa mère pour le spectacle de fin d’année de l’école maternelle, une bande de tissu froncé montée sur une ceinture entoilée, fermée par deux minuscules crochets métalliques noirs et voilà la jupe en corolle inversée qui se gonflait d’air quand l’enfant tournait sur elle-même. Et son rouge était si resplendissant que rien ne fut plus jamais comme avant. Même les couleurs inventées dans la télé noir et blanc, dans ses rêves ou sur les grands cahiers étaient devenues bien ternes au regard de l’éclat de cette jupe rouge qu’elle ne quittait plus. Et dans sa trousse pas un seul crayon, feutre ou stylo à la hauteur du rouge profond de sa jupe d’enfant.
Puis elle grandit, la jupe lavée et relavée pâlit, devint trop petite, la télé en couleur remplaça le poste en noir et blanc et l’enfant oublia ce rouge jusqu’au jour où un énorme carton fut livré à la maison. C’était un canapé en velours trois places aux larges accoudoirs, un canapé-lit qui se dépliait si facilement que les enfants le manipulaient eux-mêmes et dans lequel il faisait bon s’allonger face à la cheminée les soirs d’hiver. Mais c’était surtout un canapé rouge, d’un rouge qui réveillait chez l’enfant un trouble oublié. Elle plongeait tête la première dans les coussins de velours, restait des heures allongée sur le canapé, mains à plat, caressant le rouge du bout des doigts.
Des années plus tard dans son atelier, au détour d’un mélange de peintures sur sa palette en bois elle ressentit soudain un émoi venant du plus profond d’elle. Le rouge, ce rouge si beau qu’elle avait cherché sans le savoir depuis l’enfance, dans les rideaux, les vêtements, les bouquets de fleurs, les objets de décoration de son appartement et même sur ses toiles, elle l’avait retrouvé là sous son pinceau, un rouge brillant, puissant, velouté. Et tout lui revint : la jupe de ses quatre ans, le canapé de ses huit ans. Émerveillée elle étala sur la toile ce rouge retrouvé où vinrent se poser de riches silhouettes.
Très beau texte ! Merci !
merci Sandrine pour le passage !
Belles retrouvailles, formidable ce souvenir qui finit par revenir. Et belle image qui m’évoque Dubuffet. Et ce fond ! ce rouge ! (qui a moi aussi, m’évoque quelque chose…)
Merci Véronique pour ce rouge partagé et pour l’évocation de Dubuffet.
Ce rouge qui finit par jaillir dans la palette
et c’est écrit comme un conte, il y a du magique là-dedans
on lit d’un trait parce qu’on veut vraiment savoir ce qui lui arrive avec ce rouge ancien qui finit par s’emparer et colorer son geste…
Merci de ton passage, pour « écrit comme un conte », ce que je n’avais pas prévu mais qui me touche.
J’aime beaucoup cet éclatement de la couleur, de ce rouge qui nous remue. Tu as réussi à mettre des mots sur le rayonnement de cette couleur et je trouve ça beau. Merci.
Merci pour ton retourJean-Luc. c’était ce que je cherchais à attraper : le rayonnement de cette couleur..
j’y trouve aussi un peu de magie (ce rouge sans doute) (ou une superstition de ma tante) très profond, dans le temps, ce rouge
Merci pour ce beau texte. Ces réminiscences d’enfance cachées quelque part qui remontent à la surface de manière inattendue me parlent aussi vivement que ce rouge d’antan.
« À cause de l’écran noir et blanc de la télévision l’enfant avait pris l’habitude d’inventer des couleurs au monde et sur le petit écran grâce à son imagination tout devenait plus beau que la réalité »
phrase inspirante, magie du texte, ne serions-nous pas un peu dans cette démarche lorsque nous écrivons ?
Tu réussis à faire passer, à travers la couleur des rêves et des désirs, beaucoup de joie, mais de l’inquiétude aussi, les souvenirs douillets de l’enfance et la quête d’un paradis peut-être rêvé. C’est un très beau texte.
Ce rouge comme un fil qui se déroule . L’éclat de ce rouge à fleur de pinceau comme un retour à soi.