Se réveiller matin, virer d’un quart de tour le corps en position de foetus pour se retrouver à plat ventre, plier la nuque pour redresser la tête en dégageant le bras droit de l’entassement drap et couette pour le lancer en avant un peu en biais au dessus du bloc de tiroirs, renverser réveil en cherchant la souris de la lampe |un juron s’amorce et reste muet |, trouver le bouton de la nouvelle lampe, rouler sur le côté, ruer dans le drap et en posant pied sur le sol et dans le jour, accueillir comme une surprise le souvenir qu’à l’horizon de cette journée il y a le théâtre, bouffée de plaisir que vient contaminer l’idée que oui cela fait partie de ton personnage, tu es une spectatrice, tu l’a compris en le disant à cette jeune apprentie comédienne qui t’interrogeais dans le métro en revenant d’une séance spécialement passionnante de l’Académie du Théâtre | cela existe-t-il toujours ? sans doute pas | sur ton statut : actrice débutante, école, dramaturge ? le disant donc dans ta réponse : « je suis cette partie nécessaire , le public » constat qui l’avait fait rire. Chasser le soupçon que tu joues ainsi un jeu en te persuadant que cet horizon d’une pièce dont tu ne sais rien, juste l’espoir d’une rencontre, ne te sourit que parce que tu endosses un rôle, une importance… secouer mentalement les épaules et puis, sous la douche, promenant distraitement la pomme autour de ton corps savonné, entrer dans l’être de la petite vieille aux prises avec le jour qui vient, le programme décidé qui n’a plus maintenant la force d’être une obligation, redevenir un ludion qui n’a plus aucun rôle, statut, importance quelconque dont tu puisses te persuader, puisque cela aussi tu l’a appris dans des phrases, des regards ou absence de regards, et ta solitude, ta place en ce monde te ramène au néant faute de compagnon… trouver sérénité doucement amère dans cette idée… puis, au fil des heures, ne garder de cette soirée qu’au plus une petite note coincée presque effacée dans un repli du cerveau dans lequel elle se développe lentement pour revenir en force à l’approche du soir avec cette hésitation : se préparer ou se laisser surprendre… tout de même sortir manteau que tu baptise dadame, te recoiffer, te re-recoiffer ce qui consiste juste à tenter de bien assembler tous tes petits cheveux inégaux dans l’élastique en les repliant pour obtenir une ébauche de chignon, symbole de ce qui devrait être, regarder perplexe ta penderie et toutes les vieilleries dont certaines sont relativement élégantes, quelques unes un peu trop pour toi, chercher entre cintres très serrés, t’appliquer à choisir, penser que ce n’est pas opéra et petite foule vaguement endimanchée mais l’entre-soi de la musique de chambre | ce qui accroit ton désir, pas pour l’entre-soi tu veux t’en persuader, juste parce que oui c’est ce en quoi tu te coules avec le plus de plaisir et parfois de curiosité, sortant du souci de ton toi qui se voit… circonstance qui à ce stade n’a pas à intervenir | musique de chambre donc, exigeant négligé de très bonne qualité ce qui n‘est plus en ton pouvoir.. mais que, faute de public, l’opéra ne sera pas entièrement ouvert et que tu descendra du troisième au premier balcon ce qui mérite une simplicité neutre, pour être en accord avec cette règle de ta grand-mère, il est permis d’être laid ou moche, une pauvreté relative est tolérable, la seule chose qui compte, mais qui est indispensable, est de ne pas choquer, heurter l’oeil, manquer à cette politesse de base, règle qui t’a toujours importé accompagnée de la désolation de savoir qu’immanquablement tu ne la respectera pas… te regarder, grimacer, en rire intérieurement, remuer les tubes de rouge à lèvres dans leur petit pot de faïence au dessus du lavabo, la revoir elle la grand-mère écartant bien tendues ses maigres lèvres ridées et appliquant, penchée vers le miroir de sa coiffeuse presque à le toucher, le tube d’un rouge de géranium qui hurle avec la peau blafarde et qui bave largement parce que même de tout près elle n’y vois plus tout à fait assez et que sa main tremble un peu comme la tienne maintenant, et puis les laisser continuer à se dessécher ces tubes qui ne sont plus que décor parce qu’il te semble que c’est passé de mode, parce que, surtout, tu l’a revue elle et que tu ne veux pas que l’ingénue qui est en toi apparaisse outrageusement vieille dans les yeux des autres, même si cela peut être utile tout à l’heure afin d’inspirer indulgence, juste indulgence indifférente et non tentative d’aide imposée ce qui te vexe et complique généralement les choses | pas toujours, il arrive que cela crée un petit lien, une de ces conversations charmantes d’être sans importance, pour attendre que la lumière faiblisse et annonce le début du concert, seulement c’est une chance qu’il n’est pas prudent d’anticiper | pour te faufiler au premier rang du balcon avec béret et manteau glissant sur ton bras et ta canne que tu cherches maladroitement à placer de façon à ne pas risquer qu’un spectateur retardataire se prenne les pieds dedans et bascule, maintenant que tu ne peux plus la glisser sous la rangée des fauteuils remplacés depuis la restauration du théâtre par des fauteuils confortables basculants sur des petites cloisons verticales de bois qui délimitent strictement chaque place.
Une émotion . Avec ce soupçon d’ironie douce et de lucidité joyeuse qui force l’admiration. J’adore le lever. La spectatrice. L’ingénue. La penderie d’avant musique. Le rouge géranium de la grand-mère, la mienne y tenait à son brun rouge à lèvres .., merci Brigitte pour cette journée de la chambre du matin à celle du soir (en musique) …
merci pour l’indulgence… l’idée de départ c’était l’installation dans le siège de l’opéra et l’attznte du début 🙂 … mais le chemin était trop long ( (moi qu n’ai encore rien lu !)
ah cette partie nécessaire que le public… merci à vous
ben oui (une façon comme une autre de rendre hommage à ceux qui nous donnent)
Quel beau texte ! un vrai bonheur à vous lire, du dépli du lit jusqu’au théâtre. Et ce rôle de public si déterminant, quelle belle façon de nommer les choses.
Merci
merci (l’amusant est qu’en ce jour de pluie je me suis réveillée en me disant « chic concert ce soir » avec un programme qui me plait)
Tout se dit au plus près des corps, de la matière et se défile sur la journée.
trop gentille Stéphanie
C’est un texte émouvant aux détails charmants et si imagés. Tout me plait. Du lit à la douche, de la grand-mère au rouge à lèvres, de la comédienne à la spectatrice. La force des mots pour exprimer une fragilité parfois. J’aime. Merci Brigitte. Et ces recommandations, conseils, phrases qui restent en soi pour une vie, son apparence, ses habits…Bonne journée.
touchée merci… et pardon je me noie dans des riens et ne suis passée lire que quelques uns d’entre vous… vais rogner mon retard 🙂
« bouffée de plaisir », oui quand la spectatrice nous prend par la main et nous emporte en ville et en vie. Merci Brigitte, merci.
merci:-)
j’aime comment tu as su glisser depuis le lit jusqu’au théâtre, puis jusqu’au souvenir du spectacle
l’introduction de l’idée de plaisir dès le début
pour ma part j’ai vibré avec « puisque cela aussi tu l’a appris dans des phrases, des regards ou absence de regards, et ta solitude, ta place en ce monde te ramène au néant faute de compagnon »
à te suivre toujours avec joie…
ru es toujours une telle lectrice ! un bonheur
J’ai été entraînée par ce texte du réveil jusqu’à la salle de concert, avec cette attention portée à chaque détail – du mot, du vêtement – pour que justement rien ne dépasse et ne se remarque, mais que l’on se fonde dans l’élégance.
ou qu’on le tente mais il y a toujours un petit rien qui accroche (rire)