Écrire est un geste. Le geste d’écrire les premières lettres sur papier, boîtes en carton, journaux traînant dans la maison, jubilation enfantine, terrain marqué, dompté. Un geste perturbé par la sanction de l’institutrice voulant remettre dans le droit chemin une main gauche insoumise. Un geste non conforme heureusement défendu par père et mère, une main sauvée. Une main s’entraînant à former les lettres le mieux possible, un premier apprentissage calligraphique. Le sens importait peu, simplement réussir une forme en adoptant le geste requis, s’appliquer, mais entendre un jour le jugement d’un inspecteur — cette élève a un beau cahier d’écriture malgré son handicap de gauchère.
Adopter un porte-plume en bois avec une plume sergent major rigide est un geste. La plonger dans l’encrier en porcelaine la saturer d’encre violette la secouer et avoir recours au buvard rose pour traiter les excès constituait le préalable au geste d’écriture sur un cahier à carreaux. Il fallait trouver l’angle d’attaque efficace pour réussir les pleins et les déliés. Rendre sa main gauche scriptrice, en l’entraînant en l’amadouant. Élans de la main du bras et du corps tout entier, ressentir tellement de plaisir à écrire en ayant parfois l’impression que son geste la dépassait, que sa main était comme un petit animal qui mordait le papier, avançait, faisait des envolées, commettait une tache bleue masquant un signe qui devenait un secret, puis repartait bien droit plus fluide.
Écrire avec tout son corps est un geste total. Un jeu souvent partagé. Se contorsionner de manière à former une lettre, le I c’était facile, rectitude du dos, jambes collées bien droites, et un bonnet en boule sur la tête ou une balle plus récalcitrante dans son maintien. Les plus difficiles le Z, M N, alors insister sur les plus accessibles, les réaliser à deux, le M par exemple, face à face bien droites et en reliant un des deux bras vers l’avant. Vivre l’aventure d’écriture corporelle de mots éphémères.
Écrire à la machine orange portable de voyage, une Brother 210, un cadeau d’anniversaire, comme un geste de liberté. Ouvrir la machine, choisir son emplacement, le papier, s’asseoir et regarder ses mains prêtes à bondir sur chaque touche, mouvement empreint de frénésie au début, taper dans le vide, découvrir des mots insolites puis s’appliquer, recopier des poèmes, enfin inventer une histoire bercée par le cliquetis des touches, le cling du bras d’acier, le retour du chariot magique, prendre son envol. Avec la Brother 210 et le Teppaz portable pour la musique, entrer dans un monde nouveau.
Écrire sur le premier mac, un Mackintosh plus, comme accomplir un geste révolutionnaire. Se pencher sur la boîte beige cubique de 30 centimètres de haut, avec son écran bombé de 9 pouces, repérer la fente avaleuse de disquettes gravées de logiciels, la poignée à l’arrière pour le transporter, la petite pomme multicolore comme un clin d’œil. Avec une souris à bouton manipuler une petite flèche pour circuler, ouvrir un menu déroulant, une corbeille. Actionner des touches bruyantes et écrire des mots, des phrases lumineuses. Un carnet toujours à côté, rappel d’astuces, conservation de mots, de phrases, de projets.
Écrire à la craie sur un immense tableau dans un amphi tout en projetant des images sur l’histoire de l’écriture fut un geste de transmission jubilatoire inoubliable dans une carrière d’enseignement. Difficile d’exprimer l’émotion éprouvée alors en parcourant l’invention de l’écriture et ses évolutions sur 4000 ans.
Écrire aujourd’hui sur un portable, sur un téléphone, sur des carnets, et ressentir toujours le mystère de la pensée qui précède le geste d’écrire. Mesurer que la pensée présumée juste, foisonnante s’avère communément floue lorsqu’elle s’incarne dans un écrit linéaire. La voix intérieure est vague, la transcrire, la projeter sur le papier ou l’écran oblige à l’évaluer, la raturer, la réorganiser. Écrire est un geste qui se poursuit dans l’inévitable réécriture. Écrire est un geste singulier pour s’approcher de l’indicible.
(cette façon de statuer sur le soi-disant handicap a quelque chose de tellement bête) (et oui, le teppaz, oui) merci
Bien affligeante époque où une seule main était noble !
le teppaz reçu au brevet et écouter « Retiens la nuit »
merci Piero pour ton passage
différents outils impliquant différents gestes
ta proposition presque « savante » en ses différents plans
je partage la plume et ses difficultés d’attaque, le bruit de la craie sur le tableau et je retiens au final cette expression reliée à la Brother 210 orange : « comme un geste de liberté »
En fait c’est toujours pour moi comme un geste de liberté, dans toutes les situations et tous les supports et outils.
merci Françoise de ton écho.