Écrire est un geste très lent au départ. Trop lent et c’est mal parti pour l’école normale, simplement normale. Vous avez pensé à une institution spécialisée ?
Écrire est un geste de précision dans le cadre diaphane des lignes bleu tendre de la page à la marge mystérieuse. Qui voudrait prendre le risque de réveiller ce qui dort derrière la grande verticale rose pâle ?
Écrire est un geste d’élégance quand on n’est pas médecin. Les savants sont des mandarins, ils dessinent des caractères dont on n’a pas d’idéogrammes.
Écrire est un geste de son désir et de son désiré. Dans un film chinois, les concubines délaissées deviennent folles en entendant dans le pavillon voisin, le petit marteau à clochettes qui masse les pieds de l’élue de la nuit. L’encre sur le papier, c’est pareil.
Écrire est un geste d’épuisement, l’écriture réapparaît de dessous l’écriture comme le cadavre dans la piscine des Diaboliques. En fatiguant son signe, on fatigue ses idées préconçues, on les perd dans la forêt et enfin, quelque chose s’écrit, sans toi, à travers toi, comme la colère dont la bille perce le papier en point d’exclamation.
Écrire est un geste de truchements : le stylo, le papier, le clavier, les doigts, la main voire les deux mains, le bras voire les deux bras jusqu’à l’attache dans le dos et ensuite des chemins de muscles, de nerfs, de synapses, autant de rivières souterraines qui grossissent la pensée en la mettant en circulation jusqu’à la page, de papier, de cristaux liquides, de sable, vers d’autres improbables assemblages composant un lecteur, une lectrice, un lectorat.
Écrire est un geste brutal qui n’est jamais à la hauteur de la phrase dont tu as rêvé. Mais on n’écrit pas dans son sommeil, finalement. Voilà, c’est ce que tu auras, dans la réalité, cette phrase-là. C’est ce qui se passe de ce côté du miroir et aucune substance, aucune fatigue extraordinaire, aucune ascèse, aucun rituel chamanique ne changera ça. Au bout du compte, il y a quelques mots écrits qui essaient de dire et échouent.
Écrire est un geste d’esquive, une planque. Quelle que soit la tête de ta journée, de tes collègues, du discours ambiant, quelle que soit la misère dont tu es environné, tu peux disparaître dans un monde que tu ouvres comme une porte dessinée par tes soins sur un mur. Ainsi est la lecture, oui, écrire est le geste ultime de la lecture, ce vêtement sur-mesure que tu te couds à même la peau dans la matière que tu désires ou qui ne te lâche pas d’une semelle.
Écrire est un geste qui sait s’accommoder de la tristesse, en cela qu’il la dévie, la déjoue, la retourne. D’abord, tu te roules dedans, tu écris des textes tristes en écoutant de la musique triste dans des chambres tristes où de tristes sires t’ont faussé compagnie dans des cafés tristes où la vie s’est engluée entre le comptoir et les toilettes et le juke-box rallonge la partie d’autant, pour voir jusqu’où tu peux te lamenter et vagir sur ton sort mollement fictionnel voire pas du tout, totalement intime comme tu te plais à te l’imaginer — pourtant ta mère à la parade absolue quand elle décoche « C’est ça, va pleurer sur ton lit avec ton walkman » —, et tu te plais à croire qu’il n’y aura pas de limite et que la chute vertigineuse sera infinie, longue comme un clip de la fin des années 80 qui se prend pour un long métrage, mais toi tu ne te plais pas beaucoup pour te vautrer pareillement dans si peu d’eau. Et puis un jour, tu vois ton portrait en lamantin dans une nouvelle qui se voudrait spirituelle et tu voudrais que ça passe, mais pour que ça cesse, il faut de la méthode, comme quand tu arrêtes de fumer en écrasant systématiquement les clopes, à peine entamées, que tu ne te souviens pas avoir allumées, ni désirer. Pareille pour les pages, dès que ça s’écoute, tu coupes, les mots, les phrases, ou tu en ouvres une nouvelle en tâchant de ne pas la tacher avec les gros pois de tes larmes sur toi, toi, toi. Et puis un jour, tu en as simplement assez de gâcher le papier, l’encre et le temps en te regardant dedans. Tu lèves la tête. Tu croques ceux qui passent par là. Un oiseau sautille : ce sera ton meilleur poème, le chef d’œuvre ignoré. Tu écris pour te refaire le poignet, comme on marche sans but et sans heure dans une ville où personne ne nous attend et dont la langue est très étrangère à celle qui noircit tes pages et tes doigts dans la belle lumière d’avril avec son énergie de coup de pied aux fesses. Mais finalement, écrire est un geste de tant de joie que même au cœur mourant de ton pire souvenir, elle t’accompagne phrase après phrase.
Écrire est un geste de la vie et de la vitalité. En exige, en apporte, met en circulation l’une et l’autre.
Écrire est un geste sans interruption ou presque. Cette amie qui n’écrit plus croit qu’elle n’écrit plus, mais dans cette phrase même qu’elle dit à l’envi (je n’écris plus) s’écrit le verbe écrire conjugué à sa petite personne. Ce n’est pas si simple. Ça n’a pas besoin de notre participation volontaire. Ça ne se passe pas entre adultes consentants. Une fois que c’est advenu, ça ne désadvient pas. Les mots sont tout autour de nous et continuent à se parler, à nous parler et nous ne pouvons pas désavoir quelle figure ils feraient sur une page, dans un récit… même notre épitaphe n’est pas univoque à travers les siècles.
Je veux entrer, suivre encore ces chemins d’écriture, merci pour cette ouverture.
Merci Laure : je voulais continuer, ainsi, par bribes et en même temps, je me suis dit que ça devait être très redondant avec ce que vous aviez pu écrire. Pourtant c’est de lire Brigitte qui m’a mise en chemin… On n’est pas à un paradoxe près pour éviter le travail… Bref, lisant ce commentaire, je me retrouve du poil de la bête. Je m’en vais vous lire les unes les autres et tenter de poursuivre cette petite chanson.
(je ne sais pas par où commencer, je ne vois comment finir – « son désir et son désiré » intime comme un écho – depuis longtemps,je recherche le livre écrit par Paul Meurisse (amant de la Piaf tsais) « Les éperons de la liberté » autobio (les yeux blancs qui sortent de la baignoire….) – je me rends compte que le verbe échouer sur le sable (ou la grève) aussi – je dois faire attention à la ponctuation (le point s’exerce, ou s’effectue de cinq manières différentes) à la grammaire à la syntaxe au lexique au registre (j’aime bien « registre » comme j’aime beaucoup »disposition »)- il y a des mots qu’on aime) – merci pour cette belle chanson (je t’en donne une autre (un peu triste, comme un dimanche) : https://www.youtube.com/watch?v=uNzp5eMAtmc)
J’aime tes gestes d’écriture Emmanuelle, bon dimanche.
Merci Clarence.
Mazette, j’adore. C’est même un peu douloureux parce que je suis une jalouse, et en même temps c’est délicieux de lire un texte aussi riche. Pardon, ce n’est pas très argumenté mais tant pis. 🙂
Ce qu’on jalouse (convoite, envie, désire), on peut s’en emparer. Comme ça que je fais. J’écris souvent à la suite de quelque chose de lu ici. Cette fois-ci, pas la première, le texte de Brigitte Célérier m’a mise en train. Pas copié, non, mais tout de même imité dans la forme…
on part à l’aventure bien calée entre les lignes du cahier, la lenteur et la précision
et puis ça s’étoffe
beaucoup aimé le paragraphe sur l’épuisement : en fatiguant son signe, on le perd dans la forêt
et puis surtout, alors là oui, je retiens fort fort : « jusqu’à l’attache dans le dos et ensuite des chemins de muscles, de nerfs, de synapses, autant de rivières souterraines qui grossissent la pensée en la mettant en circulation jusqu’à la page, de papier, de cristaux liquides »
te suivre souvent — aussi souvent que possible — dans les méandres de ton fleuve
Depuis quelques temps, tu m’épaules. Un grand soutien. Merci Françoise.
Alors chantons ! Esquivant et vivant les yeux pleins de signes…
Tu la connais bien, chère, la forêt des signes…
Merci Emmanuelle. « ça ne désadvient pas » Et cette chanson de gestes pourrait même faire écrire un vieux paresseux.