Écrire est un geste. Comme bye bye en est un autre. Deux gestes différents pour marquer un éloignement. Le train démarre, la main se lève. Le mot s’écrit, le corps le dépose. Le détachement qu’exprime le corps. La main tape « enter » ou agite les doigts. Une autre vie commence après le geste.
Écrire depuis le corps, ce que l’absence de ponctuation y imprimera, comme lisser une courbe en bâtonnets, ce heurté à qui on dessine continuité. Tout est interruption en écriture, l’espace, le à la ligne, la majuscule, mais plus encore la ponctuation dans l’écriture manuelle, pour le point ou le deux points ou le point-virgule, le corps devra se mouiller, intervenir, tchak tchak, au moins enfoncer la pointe, déformer, percer peut-être même parfois.
Écrire à la craie sur tableau noir ou vert. Va encore pour le vert. Mais pas au feutre sur tableau blanc. Là rien n’assure la prise, le bras en l’air, le poignet fait de la voltige, rien pour se raccrocher, ses arrondis se brisent, ses cercles se font carrés, une écriture tout en angles. Souligner n’embellit rien. Pour avoir un tout grand tableau et y écrire à la craie, on lui a dit qu’il fallait être institutrice ou professeur. Elle n’en a pas assez profité.
Écrire au tableau, c’est d’abord regarder le geste avec envie depuis son banc d’écolière, s’imaginer reproduisant ce geste à l’institutrice seule autorisé, écrire au tableau, rien que prononcer les mots, ça vibre encore dans le corps au-delà des années. Écrire avec une craie neuve, la grosse boîte carrée pleine et pour en extraire une, même elle à côté de son pupitre devait parfois s’y reprendre, depuis la pince de son pouce et de son index, les ongles coupés ras de Madame Jérôme, jusqu’à ceux longs et laqués de rouge de Mademoiselle Renard, non, Papa, cela ne fait pas vulgaire sur elle jeune et belle, ce que la longueur de la craie modifie à l’écriture, ce qui se brise d’un coup dans le corps au son de la craie sectionnée de n’avoir pas dosé la tension du frottement du petit cylindre blanc contre l’étendue noire ou verte, et la déception qui s’en suit, continuer avec un des petits bouts, quand de couleur noire son premier tableau, qui avait été sorti du grenier poussiéreux et sombre des grands-parents, avait passé le pont de Seraing pour grimper l’autre versant de la vallée, pour être accroché au mur de sa chambre, avait été fabriqué il y avait bien longtemps par l’arrière grand-père menuisier pour ses petits-enfants avec sa grande rigole en bois peinte aussi en noir pour que la poussière blanche ne salisse pas le sol, tout en longueur il l’avait imaginé pour que ses quatre petits-enfants puissent y dessiner sans se disputer la place, ils se la disputent toujours, ceux des générations d’après, même à deux, la ligne de séparation verticale qu’il faut tracer comme jouer au gendarme, elle n’aime pas cette fonction dans son rôle de grand-mère, et désormais accroché par du fil de corde à linge pour pouvoir en régler la hauteur selon la taille de l’enfant qui passera, les planches de bois horizontales ont tendance à se séparer malgré la nouvelle couche de peinture, quand après ce noir elle avait eu droit au vert, moins long, mais plus haut, à cause du prof de math qui envoyait au tableau pour noter et qui avait dit qu’il fallait s’entraîner à la maison, elle avait bien profité du tableau, même de couleur verte, le grincement délicieux de la craie contre la surface bien plus lisse, ce qui s’en trouvait modifié de tracé lorsqu’il était encore mouillé d’avoir été passé à l’éponge, plaisir intensifié du geste qui était pourtant le même, écrire au tableau pour s’entraîner il avait dit le professeur de mathématique, elle en avait bien profité, la terreur qui figeait son corps à le regarder marcher de long en large en se frottant les mains, le regard s’arrêtant sur chacun d’entre eux assis penauds attendant le nom qu’il allait prononcer et qui enverrait un des leurs à l’échafaud, cette peur panique qui lui mangeait tout l’intérieur du cerveau si le nom était le sien, aucun entraînement d’aucune sorte n’avait pu l’en débarrasser. Mais écrire au tableau, elle en avait bien profité. Les mathématiques par vocation, penseraient ceux à qui elle avouerait son métier.
Écrire à la machine, la vieille que son père utilisait, avant qu’elle ne finisse dans sa chambre. Le texte à deux couleurs rouge et noir, il faudrait changer le ruban, personne ne l’a jamais fait, elle tape des lettres en rouge et noir, comme écrire du Jeanne Maes. Parfois deux branches métalliques se télescopent et aucune des deux lettres ne sera écrite. Le geste de la main pour les faire rentrer dans l’ordre, ne vous battez pas les filles.
Écrire et appuyer si fort sur le stylo que les feuilles en dessous garderont l’empreinte du texte. Écrire comme graver, enfoncer la lettre dans le bloc. Elle fait trembler le banc d’école tant elle appuie de son corps, de son bras, de sa main, du stylo, comme écrire au marteau.
Écrire c’est broder, percer le tissu au grammage serré, enfoncer l’aiguille, avoir choisi la plus fine, au chat presque invisible, c’est un inconvénient, parfois un sursaut involontaire du corps, ça entre tout seul dans la chair molle du doigt et les mains s’ouvrent grand, rejettent le carré blanc loin comme réflexe, y revenir lentement, délicatement reprendre l’aiguille entre le pouce et l’index sans retour en arrière, ne jamais défaire, c’est un pacte entre eux trois, l’aiguille, le carré blanc et la main, avancer.
le geste le reste, seule une lettre diffère merci pour ces textes et l’expérience qu’on peut y vivre
Merci, Raymonde. Je te lis vite.
C’est drôle, toutes ces appréhensions si différentes que nous avons de l’écriture, nos moyens, nos subterfuges. « Tout est interruption », alors que pour moi, tout continue dans la tête bien sûr. Et j’aime ce rapport à la matière, la craie, le tableau noir, la broderie, oui oui. Bonne journée Anne
Ah, ces craies, elles étaient à nouveau sous mes yeux, sous mes doigts, à mes oreilles, j’admire cette capacité à rendre sensible par le langage, éveiller les sens, éveiller le souvenir… Bravo!
Merci beaucoup de ce retour encourageant, Natacha. Et oui, sous les doigts, oublié cela. Tant à écrire encore. S’y mettre à plusieurs, c’est bien. On vous lit où, Natacha ?
Ici, c’est tout! 😀
« Une autre vie commence après le geste. »
est-ce que la beauté de cette écriture sur le tableau qui surmonte le texte a entrainé la beauté des images que vous avez tiré de ce mot « écrire »
Non, Brigitte, il se trouve que j’ai pensé à tous les tableaux de ma vie et seulement après avoir écrit je me suis souvenue de celui-là dans une pièce où je ne vais pas souvent. Que le cerveau est bizarre ! Merci, de votre passage.
🙂
Tous ces gestes d’écrire, si présents, si précis. Le long paragraphe sur écrire au tableau m’a enchantée. Et l’ouverture si forte, « Écrire est un geste. Comme bye bye en est un autre. Deux gestes différents pour marquer un éloignement. Le train démarre, la main se lève. » donne de l’élan à tout le texte.