Je portais ma longue jupe vichy bleue légère faite main, des sandales râpées par la route que je n’attachais jamais, il tenait sa clope serrée entre ses lèvres, son eastpack distendu lui tombait sur les reins, elle était à la mode mexicaine, coupe courte, t-shirt près du corps, legging baskets, maquillée comme un soir de fête. On avait les joues rougies par la cumbia, on palpitait de mezcal, j’avais gobé le gusano et le ventre plein de tlayuda, on finissait en beauté : se perdre dans le monde, si loin, traverser la ville sous les lampadaires oranges, sur les trottoirs hauts, entre les pavés glissants, dans la chaleur étouffante des quartiers coloniaux de Oaxaca. Je ne connais pas encore ces odeurs de vieille ville espagnole mais Anna est là, ce quartier résidentiel ressemble à l’aventure et il est temps de vivre. A ce moment précis on ne risquait rien mais il n’y avait personne de l’angle de la rue à l’autre angle. Seulement nous trop bruyants, trop joyeux, trois vies éméchées, le cœur au bord des lèvres, bien fragiles, qu’un coup de vent peut reprendre. Mes sandales traînent et produisent un rythme régulier sur la pierre. On parle dans un joyeux fragnol, on avance à bon pas puis soudain, un ondée. Le silence. Philippe m’attrape la main. Anna accélère imperceptiblement, je suis son pas, Philippe suit. Anna accélère encore. Elle ne dit rien, elle se retourne à peine, Philippe me tire d’un coup sec, me colle à lui, nous courons presque, je déchausse, je cours, je sens mon bras qui tombe, mon cœur s’arrête. Philippe est à terre, soufflé, s’affaisse comme un poids mort, son sac arrimé au dos comme une lourde carapace, il ne se bat pas, il est juste à terre. Une voiture s’est arrêtée à notre hauteur, d’où s’est échappé l’oiseau de mort qui ne s’intéresse pas au sac et déjà Anna qui s’évade. L’éternité passe avant que mes pieds ne répondent. L’oiseau vole maintenant derrière moi toutes griffes dehors. C’est un aigle royal et ses ailes géantes vont bientôt m’enlever. Je cours et j’entends Anna qui gueule ayuda et je n’entends pas Philippe et je pense il est mort, et je ne pense même pas à gueuler moi aussi, j’ai un hurlement qui traverse mon œsophage, perce mes intestins, ma taille, m’empêche de respirer et vient s’encastrer dans mes guiboles qui deviennent des piquets articulés, qui s’actionnent comme une autre machine que moi-même. Je ne suis plus qu’une paire de jambes mécaniques, un torse bombé en avant, une paire d’un pied devant l’autre, des hanches puissantes, une locomotive, un tapis volant. Le souffle du type est dans mes talons, sa sueur a une odeur de produit chimique qui déverse un goût rance dans le fond de ma gorge. La ville se replie et se froisse comme un morceau de papier. C’est une boule obscure, je tourne en rond à toute blinde, pourtant les rues sont neuves même si invariablement noires. Je ne vois rien, je me fiche de prendre des murs, je les traverserai, j’enfile enfin une ligne droite, au bout il y a bien une lumière, la fin de la vie, peut être que si je l’atteins… Une douleur fulgurante me barre la cheville, je n’ai plus de chaussure, mes pieds sont du béton, ma jupe est emportée, ça déchire, ça craque, ça tape contre le bitume, c’est fou comme ça ne fait pas de bruit. Je tombe, je roule, je me relève, je saute par-dessus des plots de béton, dieu qu’il y a d’obstacles sur les trottoirs, a-t-on déjà pensé à dégager le passage pour les attaqués ? La pulpe de ses doigts frôlent mon cou, s’il a une corde il lui suffit de la jeter pour m’avoir, un vide se loge dans mon cerveau, deux orbites sans lueurs d’où s’échappent du limon, du pétrole, un abyme qui ne sera pas le mien, si proches et qui pourtant me repoussent comme un aimant contraire et me portent toujours plus loin sur la ligne, toujours plus proche de la lumière. Si j’atteins la lumière…. Deux minutes, dix minutes, une année plus tard. Il n’y a plus personne, je suis seule dans la nuit. Moi et mes dix milles battements de cœur, et mes milliers de pas, mes kilomètres heures, mes tendons allongés, mes muscles déliés, la fusée s’éteint. J’ai versé dans l’autre versant du monde, j’ai crevé la croute terrestre, j’ai explosé le record olympique. Il s’est incliné, tout cela n’a pas existé. Anna, Philippe, Je, n’existent plus.
Je remonte la rue, suicidaire, dans le sens opposé à la lumière, dans l’étrange calme. Il fait un peu plus clair ou c’est ma vision qui s’est gorgée d’adrénaline. L’homme la tient par les épaules. Il appuie de tout son poids du ciel vers le sol, ses cuisses se tendent sous la toile fine du pantalon élimé. Il est petit mais la dépasse, fin, ses mains d’épouvantail s’agrippent à la peau nue, ses pieds posés sur leurs pointes en arrière s’enfoncent dans le bitume et propulsent son corps vers elle. Ses genoux saillants avancent dans son entre jambes. Sous la pression, elle est fléchie, genoux écartés, deux pieds de métal enfoncés jusqu’au noyau du plasma de la terre qui la retient encore, la tête est baissée, les yeux sont fermés, son visage n’est qu’un large pli d’où ruisselle un torrent, de sa bouche ouverte, aucun son, sa main s’accroche à la portière qu’elle repousse, qu’elle déforme, derrière elle la banquette du bocho blanc, prête à l’accueillir, dernier train pour l’enfer, l’autre homme attend au volant, le pied fait vrombir le moteur, plus qu’une seconde. Les quatre jambes entrelacées font trembler le sol jusqu’au Michoacan. Bientôt c’est la disparition, l’engloutissement de la chair marchandée dans la banquette qui devient vivante, qui devient des centaines de mains qui s’arrachent son épiderme, son derme, son aponévrose, bientôt la recherche vaine de ses traces perdues dans la vie corrompue qui se repaît de cette chair, le trafic du corps jusqu’à son épuisement dans les champs, dans le désert, dans les carrières, dans une jungle, dans n’importe quel village de l’un des trente et un états de cette capitale de la disparition, de ce pays du féminicide, puis les lambeaux dans la fosse commune à la frontière, les os mêlés à d’autres inconnues et demeurer, démembrée, indigne, profanée et anonyme pour l’éternité. N’être plus que des os intacts sous la peau meurtrie.
Soudain, mue par un nouveau silence, la voiture démarre. L’homme debout se volatilise. Anna s’effondre sur le bitume, tétanisée, convulsive. Philippe déboule en s’arrachant des yeux gazés, fou. Je cours, aussi folle, la gorge enfin libre de rugir. Un groupe serré, étrange troupeau de vieilles, de vieux, de bébés, de mères et de pères, d’ados extirpés de leur caverne, un bloc familial insubmersible tombé du ciel accourt en hurlant à l’unisson comme un monstre de vie faisant fuir le monstre de mort.
Tu ne diras rien à mon père murmure Philippe dans la nuit.
La violence de la scène, la peur du personnage… nous envahissent pendant la lecture, merci d’avoir posé un happy end.
hallucinant
Merci à vous deux pour votre précieuse lecture et retours, à un mot percutant. cela m’a incité à me relire… et à vous lire.