Sa bouche maquillée de prune, assortie au chemisier à fleurs imprimées sur même ton rouge sombre et cela m’avait surprise dès mon arrivée, elle plus encline à porter du vert pomme, du violet, ce terne dont elle s’était affublée, vêtements et accessoires assortis, il m’avait fallu un temps pour faire le lien avec la raison de son absence, le salon fermé toute une semaine, sa mère venait de mourir, là-bas en Algérie, peut-être était-ce sa façon à elle de porter le deuil, en lien avec la tradition kabyle, même si elle née ici, sa mère seule à être retournée vivre au pays, quand tous ses enfants presque vieux déjà vivaient en France, le bruit que sa bouche couleur prune avait fait schlack schlack comme illustrant le geste, d’une main guidant tout le bras, quand l’autre tenait encore le sèche-cheveux qu’elle venait d’interrompre pour raconter, le mouvement ample d’aller-retour, schlack schlack, ma mère m’en avait collé deux, avant de reconnaître que oui, elle avait fait n’importe quoi, de balancer sa petite sœur dans le vide pour qu’elle s’accroche au balcon, malgré les pleurs de la petite, tout le vide en dessous, Samira qui ne voulait pas, qui avait peur, la traitait de folle, dirait tout à maman… Car la mère allait arriver, exiger aussitôt la clé qu’elle avait confiée à la plus grande. L’aînée qui avait jeté la clé par-dessus la rambarde de l’étage, pressée qu’elle était de partir jouer dehors, courant déjà vers l’ailleurs, et sans revenir sur ses pas, depuis là où elle s’était arrêtée, se souvenant soudain de la clé qui la gênerait, avait ajusté et réussi son tir. Et vite vite il fallait maintenant récupérer dans l’urgence la clé emprisonnée au-delà de la porte fermée du palier extérieur. La mère absente, partie au marché, comme tous les dimanches, confiant clé, enfants, appartement à la plus grande de ses filles, la mère partie, vive la liberté, car toujours elle l’aînée des filles obligée d’aider avant même de commencer ses devoirs, de garder ses frères et sœurs, de ramener de l’épicerie quelque chose qui tout à coup manquait, la fois où le gros berlingot de lait qu’elle avait trituré tout le trajet, comme lutter contre sa frustration, devoir ressortir et marcher toute seule dans l’obscurité et l’ennui, mais pas le choix de dire non, la mère avait dit d’y aller, et traînant le pas tout le chemin elle avait tant malaxé les angles du berlingot qu’à peine rentrée dans l’appartement, lorsque sa mère le lui avait pris des mains, il avait explosé et le lait jaillissant en geyser avait aspergé la mère et tout autour d’elle… Et bien sûr là encore schlack schlack les baffes reçues avant d’être renvoyée en chercher. Depuis ses lèvres peintes en prune elle raconte la mère qui aimait danser, qui lui disait de mettre Ricomasias lorsque c’était jour de ménage et comment elle dansait et chantait en même temps qu’elle nettoyait, qui avait du bon sens, depuis ses lèvres pourpres elle rapporte ses paroles, si tu n’as pas envie de faire un travail, ma fille, tu le feras plus tard ou demain, sinon tu feras n’importe comment, c’est pas la peine, ma fille. Et la poupée Barbie prêtée par la meilleure amie, qu’elle avait eu le droit de ramener chez elle, mais sa mère intraitable l’avait renvoyée, va la rapporter tout de suite, intraitable malgré les supplications d’enfant, les larmes et les reniflements par-dessus la rage et l’incompréhension, mais maman elle me l’a prêtée, je peux la garder, elle est d’accord, et face à ce mur de non qu’était devenue sa mère, tu es méchante, maman, pourquoi tu veux pas, et l’intransigeance de la mère que rien ne peut émouvoir, qui finira pas expliquer, tu vois, ma fille, cette poupée, tu vas la garder une semaine, tu vas t’habituer à l’avoir et tu devras la rendre dans une semaine ou dans deux, peu importe, et tu auras du chagrin, lorsqu’il faudra la rendre, ma fille, va tout de suite la rapporter. Et pour la vie, c’est pareil, tu t’habitues à être vivant et ce n’est pas facile, mais peu à peu tu t’y fais, vivre, et un jour ton souffle, ce sera ton dernier et tu devras le rendre. Est-ce qu’elle a pensé à cela, sa mère, avant de le rendre, son dernier souffle ?
si belles couleurs…
Merci, Piero, tant.
On vole dans tes pensées avec tant d’aisance, on se laisse emporter sans résistance. Très beau texte.
Tellement précieux, ton commentaire. Merci, Jean-Luc.
Les violences intra familiales en filigrane, et les marques qu’elles laissent derrière elles.
Ce qui se verra ou ne se verra pas, se dira quelque fois… Merci, Stéphanie, de m’avoir lue.
tellement ce qu’on aime chez toi, dans ton écriture, quand tu racontes une histoire, ces personnages que tu campes si vite et qu’on entend soudain parler
pour nous aussi « schlack schalck » de chaque côté, ah ça oui…
Je prends ce ah ça oui pour ce qu’il est, ma chère Françoise. 🙂 Des bises et des smiley
Merci Anne pour ce texte de filiation si terrible et si vrai. Bien à toi.
Merci, Clarence. On pourrait écrire ce que celle de mon texte se devait de… En écho…
Les couleurs métaphoriques et les bruits de bouche : double entrée pour moi, merci !
Tellement intéressant ton retour, Philippe. Merci fort.
quelle force Anne dans ta façon de raconter cette histoire de mère en fille (le schlack dans la bouche de couleur prune ), cette chute « magnifiquement » terrible
La clé dans le changement de couleur, le subi, le terne, qui se métamorphose en prune, rouge libérateurs. Subir, puis se libérer d’une mère difficile à sa disparition
Bien beau texte chère Anne
Merci, chère Huguette, tu y vois des choses que je n’avais pas vues, du coup ce serait une bonne idée de réécriture. Chacune de nous à donner prolongation au texte lu, vive le groupe.
se contentait des mots
et même pas violents, si gentils et inquiets
si désolée était de ce peu qu’était la fille
et on y tient tant à nos familles
Merci de votre retour, chère Brigitte. Désolation partagée…
ce mur de non en rappelle d’autres… très beau texte, subtil et glaçant à la fois.
Merci, Perle, de ton retour pour ce texte Schlack schlack. Ce terme m’a semblé plus rapide pour faire comprendre. 🙂