#gestes&usages #08 | salon de coiffure

© Anne Dejardin 2023

Sa bouche maquillée de prune, assortie au chemisier à fleurs imprimées sur  même ton rouge sombre et cela m’avait surprise dès mon arrivée, elle plus encline à porter du vert pomme, du violet, ce terne dont elle s’était affublée, vêtements et accessoires assortis, il m’avait fallu un temps pour faire le lien avec la raison de son absence, le salon fermé toute une semaine, sa mère venait de mourir, là-bas en Algérie, peut-être était-ce sa façon à elle de porter le deuil, en lien avec la tradition kabyle, même si elle née ici, sa mère seule à être retournée vivre au pays, quand tous ses enfants presque vieux déjà vivaient en France, le bruit que sa bouche couleur prune avait fait schlack    schlack comme illustrant le geste, d’une main guidant tout le bras, quand l’autre tenait encore le sèche-cheveux qu’elle venait d’interrompre pour raconter, le mouvement ample d’aller-retour, schlack    schlack, ma mère m’en avait collé deux, avant de reconnaître que oui, elle avait fait n’importe quoi, de balancer sa petite sœur dans le vide pour qu’elle s’accroche au balcon, malgré les pleurs de la petite, tout le vide en dessous, Samira qui ne voulait pas, qui avait peur, la traitait de folle, dirait tout à maman… Car la mère allait arriver, exiger aussitôt la clé qu’elle avait confiée à la plus grande. L’aînée qui avait jeté la clé par-dessus la rambarde de l’étage, pressée qu’elle était de partir jouer dehors, courant déjà vers l’ailleurs, et sans revenir sur ses pas, depuis là où elle s’était arrêtée, se souvenant soudain de la clé qui la gênerait, avait ajusté et réussi son tir. Et vite vite il fallait maintenant récupérer dans l’urgence la clé emprisonnée au-delà de la porte fermée du palier extérieur. La mère absente, partie au marché, comme tous les dimanches, confiant clé, enfants, appartement à la plus grande de ses filles, la mère partie, vive la liberté, car toujours elle l’aînée des filles obligée d’aider avant même de commencer ses devoirs, de garder ses frères et sœurs, de ramener de l’épicerie quelque chose qui tout à coup manquait, la fois où le gros berlingot de lait qu’elle avait trituré tout le trajet, comme lutter contre sa frustration, devoir ressortir et marcher toute seule dans l’obscurité et l’ennui, mais pas le choix de dire non, la mère avait dit d’y aller, et traînant le pas tout le chemin elle avait tant malaxé les angles du berlingot qu’à peine rentrée dans l’appartement, lorsque sa mère le lui avait pris des mains, il avait explosé et le lait jaillissant en geyser avait aspergé la mère et tout autour d’elle… Et bien sûr là encore  schlack    schlack  les baffes reçues avant d’être renvoyée en chercher. Depuis ses lèvres peintes en prune elle raconte la mère qui aimait danser, qui lui disait de mettre Ricomasias lorsque c’était jour de ménage et comment elle dansait et chantait en même temps qu’elle nettoyait, qui avait du bon sens, depuis ses lèvres pourpres elle rapporte ses paroles, si tu n’as pas envie de faire un travail, ma fille, tu le feras plus tard ou demain, sinon tu feras n’importe comment, c’est pas la peine, ma fille. Et la poupée Barbie prêtée par la meilleure amie, qu’elle avait eu le droit de ramener chez elle, mais sa mère intraitable l’avait renvoyée, va la rapporter tout de suite, intraitable malgré les supplications d’enfant, les larmes et les reniflements par-dessus la rage et l’incompréhension, mais maman elle me l’a prêtée, je peux la garder, elle est d’accord, et face à ce mur de non qu’était devenue sa mère, tu es méchante, maman, pourquoi tu veux pas, et l’intransigeance de la mère que rien ne peut émouvoir, qui finira pas expliquer, tu vois, ma fille, cette poupée, tu vas la garder une semaine, tu vas t’habituer à l’avoir et tu devras la rendre dans une semaine ou dans deux, peu importe, et tu auras du chagrin, lorsqu’il faudra la rendre, ma fille,  va tout de suite la rapporter. Et pour la vie, c’est pareil, tu t’habitues à être vivant et ce n’est pas facile, mais peu à peu tu t’y fais, vivre, et un jour ton souffle, ce sera ton dernier et tu devras le rendre. Est-ce qu’elle a pensé à cela, sa mère, avant de le rendre, son dernier souffle ?

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

19 commentaires à propos de “#gestes&usages #08 | salon de coiffure”

  1. On vole dans tes pensées avec tant d’aisance, on se laisse emporter sans résistance. Très beau texte.

  2. Les violences intra familiales en filigrane, et les marques qu’elles laissent derrière elles.

  3. tellement ce qu’on aime chez toi, dans ton écriture, quand tu racontes une histoire, ces personnages que tu campes si vite et qu’on entend soudain parler
    pour nous aussi « schlack schalck » de chaque côté, ah ça oui…

  4. Merci Anne pour ce texte de filiation si terrible et si vrai. Bien à toi.

  5. Les couleurs métaphoriques et les bruits de bouche : double entrée pour moi, merci !

  6. quelle force Anne dans ta façon de raconter cette histoire de mère en fille (le schlack dans la bouche de couleur prune ), cette chute « magnifiquement » terrible

  7. La clé dans le changement de couleur, le subi, le terne, qui se métamorphose en prune, rouge libérateurs. Subir, puis se libérer d’une mère difficile à sa disparition
    Bien beau texte chère Anne

    • Merci, chère Huguette, tu y vois des choses que je n’avais pas vues, du coup ce serait une bonne idée de réécriture. Chacune de nous à donner prolongation au texte lu, vive le groupe.

  8. se contentait des mots
    et même pas violents, si gentils et inquiets
    si désolée était de ce peu qu’était la fille
    et on y tient tant à nos familles