Je n’ai rien vu, je n’ai pas vu le pied qui est venu crocher ma jambe gauche dans son avancée, je n’ai pas vu la main, le bras ou l’objet devenu arme qui a poussé mon épaule droite. Je n’ai pas eu le temps de les sentir, ou de comprendre. J’ai peut-être cru voir le monde basculer, ou je le reconstitue ainsi dans cette seconde où je gis sur le ciment coloré du quai. Je n’ai pas eu mal immédiatement, la surprise gommait tout, sensations et conscience. J’ai certainement étendu les bras dans un réflexe puisque je redresse mon cou, bascule ma nuque, prends appui sur les coudes où ce geste éveille la douleur, pour regarder ces trois silhouettes qui courent, disparaissent sur l’escalier, et en même temps j’entends leurs rires. Je replie les jambes précautionneusement vers mon ventre, comme un foetus, elles fonctionnent et sont déchirées soudain douloureusement par le souvenir de leur brusque contact avec le sol, et puis se calment. Je reste immobile un temps, pour reprendre conscience de mon corps, attentive en même temps à ces pieds qui me dépassent et à la rancune que j’en ai, plus forte sans doute que celle que pourrait m’inspirer la petite bande | trois garçons ou deux et une fille, je n’ai pas eu le temps de les voir réellement | leur jeunesse éveille plutôt un peu d’envie et de regret de n’avoir jamais eu pareille liberté cruelle. Je repose ma joue en pensant « jamais ? tu es sûre ? ». Deux pieds, des sandales à talons, jolies, une voix « ça va ? », un bras qui descend, un sourire frissonnant en moi. Je redresse le buste | une grimace qui se veut et devient sourire, un peu crispé | je ramène mes jambes, prends appui sur ce bras tendu, me retrouve debout, redevenue civile, un peu froissée et encore un peu tremblante, mais civilisée oui. Je refuse l’aide proposée. Je dis. « Merci. Ce n’est rien ou presque. Pardon, je récupérais. Bonne fin de journée et merci encore. Suis à peu près présentable ? » Elle tapote mon manteau, fait un pas en arrière, sourit, dit « ça peut aller. Vous n’avez besoin de rien ? Vous êtes sûre ? Bonne chance. Quels idiots ! ». J’acquiesce. Elle reprend son chemin. Je m’assieds une minute sur le banc, et puis me relève, marche un peu gauchement, mon corps est bavard, je vais être en retard pour mon rendez-vous avec Anne-Françoise K.
« Je » n’a rien vu; nous on lit et on sent tout. ( on ressent jusque dans la question : Jamais tu es sure ?) Et quand « je » se relève on respire Merci Brigitte
merci Nathalie
Je me demande comment cette histoire pourrait être racontée par d’autres protagonistes : un des jeunes, la femme qui te redresse, un autre témoin… Comment ser
… Comment serait évoquée la violence de l’acte ? Merci en tous les cas pour ce texte qui ouvre tant de portes.
oh ils auront oublié
Beau et filmique renversement opéré par l’écriture qui, dans son effort de reconstitution (mais celui-ci ne se sent pas), se fait champ (et contre-champ) visuel. Je ressens presque là, plus fort que la violence, ou plus largement, le confort que procure la vie (en effet) « civilisée »
bien faible violence à. côté de ce que j’ai lu ici ou là – merci
Très forte l’accroche « je n’ai rien vu », et nous lecteurs, on sait déjà que quelque chose va arriver…
merci Stéphanie
Oui, l’accroche parfaite, puis le récit. Qui pourrait raconter ainsi ? on traverse avec la narratrice ce renversement du monde, la vision qu’on en a, le ressenti plus que la douleur est tellement bien exposé, surprend avant de se dire, oui c’est tout à fait cela, le refus de l’aide proposée, mais l’autre en face qui comprend et respecte l’attente de celle remise debout. Tellement réussi, ce texte. Merci.
merci Anne, trop gentille
Agression de jeunes insouciants et prédateurs tout de même
Une cible qui n’est pas sans ressource
Bien aimé Brigitte l’approche de chaque geste, sensation
l’écriture est au plus près
merci Huguette// petites sensations (sourire)
on a envie de t’aider à te relever parce qu’on te voit toi dans la scène… mais ce n’est peut être pas toi la narratrice ?
si et une vieille (très) histoire de rien… sais pas pourquoi l’ai gardée en tête parce que plus grave ai eu du moins un peu (vexée ? ou surtout furieuse contre les gars à serviette de cuir faisant un détour pour éviter, sourire, est resté un symbole)
Beaucoup aimé ce texte. C’est à Barbès, la photo ? La violence gratuite est celle qui me choque le plus. Qui me ramène peut-être à celle rencontrée adolescente dans un film et qui m’avait terrifiée. Dont je n’avais pas idée jusque là. Ici, j’aurais détesté le rire aussi. Quelle liberté ? « liberté cruelle » / « jamais, tu es sûre ? » Pas de mal et pourtant bouleversant.
je crois oui (en revenant à Paris comme « touriste » et furieuse de l’être devenue je me souviens que suis allée aux Bouffes du Nord pour un concert (plaisir de retrouver musique contemporaine et de me prouver que n’étais pas encore vraiment une touriste | le serai maintenant). En vrai c’était à l’Opéra en allant, bien longtemps avant, quand j’étais parisienne, à un rendez vous au Café de la paix et curieusement cette petite chose m’est restée mais pour l’indifférence des passants.. qui est pourtant une constante dans ces occasions