elle sait que ça va arriver, sait qu’elle est prise au piège, le moment juste avant qu’il vienne, le moment juste avant qu’il referme la porte de la grange, le moment juste avant qu’elle crie ou du moins ait envie de crier même si jamais aucun son ne sort de sa bouche, pourtant c’est comme si elle était en train de crier alors qu’il exige oblige menace de son bras levé et puis son visage rougi dans cette injonction à se soumettre dans le rugissement du corps rouge énorme enflé aussi, elle témoin de ce qui va arriver comme si ça n’était pas elle qui participait à la scène, de toute façon il est son père et elle appartient à son père, il fait ce qu’il veut de sa rage de sa puissance, se donne le droit de faire subir son poids et sa violence à autrui, aux membres de sa famille, il ne touche pas encore, il est au bord de le faire, elle pétrifiée comme le lapin pris dans la lumière avec le doux de la peau à l’abri de la robe, fermer les yeux attendre, le blanc des cuisses refermées alors qu’elle a dix ans, la porte de la grange refermée, ça va vite, fermer les yeux, fermer la porte, fermer le ventre, le râle qui suit, et puis après c’est comme s’il ne l’avait jamais touchée, comme si rien n’était arrivé, personne n’en saura jamais rien, oublier le contact, surtout réduire la gravité des faits, les arbres dehors, la grande prairie aux têtes oscillantes dans le vent parfumé, forcément de la peur et une sorte de honte, c’est entré dans sa vie à l’âge de l’innocence et devenu rituel, pratique sauvage engendrant ténèbres brûlure révolte — il n’y aura pas de combat, rien qu’une sombre histoire de famille.
Une proposition qui m'a rappelée au livre de Koltès "combat de nègre et de chiens" et qui me permet d'écrire un fragment relié à mon chantier en cours autour du personnage féminin assise dans la cuisine (l'occasion de creuser, de sculpter quelques scènes, celle-ci importante sans doute où la violence se fait jour...
Photographie ©Françoise Renaud, au jardin, janvier 2024
La puissance du non-dit. Texte fort. Cette proposition d’écriture brasse de fortes sensations que les mots libèrent. Merci.
je ne m’étais absolument aperçue avant ta remarque que le récit était gommé, l’acte seulement suggéré….
pas besoin de dire plus
(merci à toi)
Votre fin est terrible et m’a beaucoup troublée. Comment on nomme (mal) les choses, comment on abrase les faits pour la paix des familles. Oui, vraiment.
oui c’est ça, on passe sous silence… et le corps aussi… après ça détruit…
merci Stéphanie d’être venue au contact !
Merci Françoise pour ce juste avant où tout est déjà là et on reste suspendu et impuissant de ne pouvoir arrêter ce qui va advenir. Beau texte.
c’était la proposition de s’intéresser à ce moment de suspens où on ne sait pas ce qui va advenir… alors j’ai évité de raconter la scène, seulement penser à ce moment-là où la porte de la grange se referme
merci fidèle Clarence
Toujours les mots justes « c’est entré dans sa vie à l’âge de l’innocence et devenu rituel », le mot « entrer » justement que tu choisis pour, avec la conclusion « une sombre histoire de famille », quelques mots sur la nature illustrent la fuite de la pensée, le lapin pris dans la lumière, arrêt sur image, la beauté du « moment juste avant » pour donner forme et impulsion à tout le texte. Merci, Françoise.
la difficulté était là, de faire résonner la pensée dans le suspens juste avant l’acte, avant le flux ou le reflux du mouvement
on ne sait pas
j’allais dire que le sujet du récit ou non récit n’est pas original, mais il venait rejoindre l’histoire de la femme, alors j’ai tenté…
merci Anne pour tous ces détails et ta formidable attention…
« il n’y aura pas de combat, rien qu’une sombre histoire de famille. »
des violences suggérées et d’autant plus fortes
le silence en survie
les cicatrices indélébiles
une normalisation familiale
tout rentre faussement dans l’ordre.
le roman promet
le roman oui… en cours, en chantier
suis en train de le « coudre », mais ça va prendre du temps…
juste avant oui, juste après aussi et la tentative impuissante d’effacer ces moments
oui « comme le lapin pris dans la lumière avec le doux de la peau à l’abri de la robe »
l’impuissance à stopper le geste, ce qui en découle « incontournablement »
à reparcourir son trajet de vie, on peut apercevoir les instants où on était soi-même dans le rôle de celui qui subit
« que ça va » ( arriver) : attente ( l’abri de la robe), pétrifiée, « ça va vite » oubli (honte) « comme si rien » : l’ordre ( familial) des choses. Si terriblement juste.
un concentré, un noyau, concrétion, une pierre gravée au creux d’un corps (lithiase ?), bien enterrée une inscription lapidaire, hiéroglyphique, à décrypter, à mettre au jour, à la lumière du livre où sourdement, ou explosivement ? elle se déploiera — où elle rayonne, irradie déjà ?
oui un noyau, un fragment concentré au cœur des pierres dressées du domaine où s’écrit le roman
Outch ! Violence chez toi, c’est violent ! Pas de pause, pas de point, tout en bloc, pas même une respiration…
Et retrouvé le lapin dans les phares