J’imagine qu’ils sont venus la chercher à deux. Ils l’ont attrapée sous les épaules, leurs grosses mains en caoutchouc sur la peau blanche, fripée et douce des bras presque toujours nus. Elle ne pesait pas plus qu’un squelette d’oiseau. Ses pieds ne touchaient pas terre quand ils l’ont emmenée. Ce n’est pas qu’elle se soit débattue. À ce moment-là, elle les aura pris pour deux cartes à jouer. Je sais qu’elle pleurait doucement et les larmes ne tombaient pas sur son beau chemisier de soie bleu clair, le préféré, qu’elle portait un jour sur deux depuis des années déjà, et qui était plus fin qu’un pétale, non, les larmes restaient sur son visage comme la bruine une toile d’araignée au jardin, prises dans ses rides. Ils ont dû froisser ses manches et parler trop près de son oreille, en haussant la voix, au cas où elle serait sourde, mais elle ne l’était pas, toujours pas, elle entendait depuis son lit les petits animaux qui couraient dans l’herbe dehors, elle reconnaissait sans les voir tous les oiseaux qui piochait dans les réserves de graines qu’elle cachait un peu partout, oubliant ensuite, comme un écureuil, recommençant quelques jours après, si bien qu’ils s’étaient passé le mot et tout le long du jour, été comme hiver, ils bruissaient dans les buissons, dans les branches basses du gros arbre, sous la gouttière de la cabane et dans d’autres endroits, moins conventionnels où elle avait judicieusement laissé quelque chose pour eux. Ils l’ont appelée par son prénom, alors qu’elle ne les connaissait pas, son prénom trop fort dans son oreille et l’assurance répétée que tout allait bien se passer, et puis des devoirs à n’en plus finir, il faut faire ci et ça, maintenant, Alice, tout va bien se passer, Alice, et ils froissaient tout ensemble les manches ballons et la peau flasque et soyeuse de ses biceps de poupée. Elle ne s’est pas débattue, mais ses jambes n’ont fait aucun effort, elles se sont absentées tout le temps qu’à duré l’opération, tandis que les hommes en blanc la sortaient du fauteuil à oreilles, du salon vert, de la véranda, jusqu’à la petite allée, au portail et finalement la voiture médicalisée. Elle gardait obstinément la tête tournée vers l’arrière, à s’en tordre le cou et celui qui ne portait pas sa valise essayait avec sa main libre de la remettre dans l’axe à chaque étape. Sa sœur était là, dans l’encadrement de la porte, affichant sans doute la satisfaction mauvaise de la Reine de cœur. Un ultime coup en douce. Le visage mouillé s’est collé contre la vitre de la voiture, j’espère que la buée et le froid lui ont donné un peu d’apaisement. Le chat n’est plus reparu après son départ. Les oiseaux ont épuisé les réserves. La maison a été vendue. Je n’étais pas là. J’étais loin, à l’étranger et autrement aussi, un étranger. Il y a eu après ça des mois, peut-être des années, deux, je crois, de lettres, dont je ne me sentais pas le destinataire, de contacts lointains, qui m’indifféraient. Je m’étais retranché de Malice depuis notre départ. J’ai vécu de nombreuses années dans une sorte d’effarement que j’ai pris longtemps pour du détachement. Nous sommes rentrés pour l’enterrement de Queeny. Finalement, elle avait bien un cœur et il l’a lâchée sans hésiter, quelques jours après la signature chez le notaire. Je n’ai pas vu Malice à cette occasion : elle n’était plus autorisée à sortir et j’ai refusé d’accompagner mes parents quand ils lui ont rendu visite. J’ai prétexté un devoir et j’ai passé l’après-midi à regarder des séries américaines sans intérêt dans le salon de l’appartement de Queeny. Je crois que j’avais tellement honte que je me suis gavé jusqu’à vomir de tout ce qui traînait dans le frigidaire de ma tante morte. Nous sommes repartis très vite et je n’y ai plus pensé. Pour Malice, nous sommes arrivés trop tard, il n’y avait plus que l’urne. Le type des pompes funèbres avait eu des consignes, semble-t-il, il me l’a tendue et voyant ma terreur, il m’a dit, n’aie pas peur, tu vas voir, elle est chaude encore.
Cet enlèvement , cette soustraction au jardin des oiseaux, cet arrachement sans blessure apparente me touche.
Merci Nathalie. j’ai ailleurs beaucoup écrit sur les gestes violents. Pour Alice, je la cherche effectivement ailleurs, dans une forme de crève-cœur. Ton commentaire me donne confiance en cette voie. Mais le plus étonnant, c’est qu’écrire de la sorte me coûte bien davantage que d’entrer franco de port (de porc ?) dans le vif du sujet. Il m’est difficile de finir l’écriture d’Alice chut ! Non pas que je répugne à quitter cet univers (ça, c’est le cas du Sérail :)) mais parce qu’il me faut passer par la fin d’Alice et des épisodes terriblement simples de soustraction du monde dont se (dé) compose la vieillesse.
Ou comment un conte de fée échoue à l’hospice ? Cela fait quelque temps que sur cette plateforme nous revient Malice — mais de qui s’agit-elle ?
Bonjour Christophe ! Malice est une dame d’un certain âge qui semble affectée du Syndrome de Todd, autrement appelé : Syndrome d’Alice au Pays des Merveilles. Son petit-fils accueille, avec elle, cette situation comme l’occasion d’une perception différente du monde qui les entoure. Malice est le nom qu’il lui donne. Le reste de leur famille voit d’un œil assez critique la façon de vivre d’Alice. Ils optent clairement pour la certitude d’une façon de mourir, persuadés qu’elle fait un Alzheimer. Un docteur peu conformiste, qu’elle surnomme la Chenille, la soutient cependant et tâche de la maintenir dans sa maison, dans sa vie, et dans sa fantaisie. Il écrit sur ce sujet un livre : Alice A ? et dont les notes entrecoupent les aventures de Malice racontées par son petit-fils, avec sa mémoire d’enfant.
Merci de m’avoir amenée à ce résumé. Il était temps. Et je vois que ce qui se conçoit ne s’énonce pas encore aussi clairement que je le souhaiterais…
Ces textes sont amenés à former le premier volume d’un triptyque, Alice chut ! qui s’articule autour de la vie du petit-fils et du médecin, le triptyque Sauveterre., en lente élaboration depuis l’atelier Ville de 2018.
il n’est jamais (trop) mauvais d’avoir de la suite dans les idées (qui, comme on sait,ne sont pas si nombreuses…) – ce qui me permet de renouer avec les commentaires (alors merci (aussi) pour ces éclaircissements)
C’est vrai que ça fait belle lurette que j’utilise l’espace de cet atelier pour des expériences au long cours. Je suis en train de finir Alice chut! (même moi, je m’en rends compte). C’est un moment mélangé : beaucoup de chose d’une autre technicité à faire. Mais aussi une joie. Un apaisement. Et comme par un fait exprès une autre écriture se fait jour, déjà un peu évoquée dans la dernier ECRIRE L’HIVER, et plus précisément dans le #453 du Carnet,où je me suis retenue de ne pas mettre des parenthèses partout, mais où j’ai bien pensé à toi tout de même. Je ne dis pas ça uniquement pour te racoler sur la voie publique (mais pas loin, avec le lien hypertexte et tout…). Merci en tous cas d’être, aussi, de cette campagne-là.
… et c’est un bonheur à chaque fois
quel beau texte ! ces notations pour décrire ce corps vieillissant, les oiseaux et cette violence terrible, ordinaire.
Merci
Merci Françoise. J’ai déjà beaucoup écrit sur la violence, la violence pure, la violence à arme blanche, ici et aussi pour le théâtre. Pour Alice chut ! c’est différent, je voudrais trouver le terrible dans une violence sans contondance, sans coup, sans profération d’insulte et pourtant pas sans corps. Ton retour m’encourage.
Quel beau texte, la fragilité d’Alice, la violence du monde où il faut… Et le détachement de façade jusqu’à la nausée.
J’aime beaucoup la chute, fictionnelle ?
Merci
Merci Khedidja de ton passage. C’est un tournant dans un texte qui commence à être assez long : je saisis, une fois de plus, l’opportunité offerte par la consigne pour me coller au désagréable travail (euphémisme) d’évacuer le corps de l’héroïne. Tout est fictionnel… mais tissé d’histoires glanées ici ou là et revisitées par le fil de trame. Y compris la phrase de la chute.