Parisien, le supermarché ne t’est pas quotidien. Alors pourquoi pas un samedi soir, parce que, bien sûr, l’idée que tu aurais du avoir il y a longtemps tu l’as un samedi, soir de foule au monoprix ; où chercher ce que tu cherches —depuis quelques heures tu sais que ça existe— où ? rayon mode de vie, santé, étagère SOS, derrière le vigile au sommet de l”escalator. Deux vendeuses l’air pas tombées de la dernière pluie, mais leur demander … Qu’en savent elles, avec leurs vingt cinq ans, de l’errance prostatique d’un homme de soixante dix ? Peut-être beaucoup. Ils ont fini par faire mourir Navalny, il n’atteindra jamais mon âge, y a-t-il une unité de mesure de la barbarie et un catalogue de ce qu’on peut imaginer de pire châtiment pour le bourreau ? Bon, je continue, glisse un regard détaché sur le contenu des rayons, je suis bien sûr qu’une caméra me filme et si je déambule des heures dans ce rayon plutôt féminin, ça va paraitre suspect et l’algorithme vigile va me repérer. Ah voilà : produits de rasage, j’approche, que mon sourire soudain dévoile-t-il de moi-même à la caméra espionne, de ce que je suis entrain de chercher et que je viens d’apercevoir ? Je tends la main vers le seul modèle de boite ah ça, c’est heureux, pas à choisir, passer du temps à lire, questionner la boite, me demander si, si quoi, j’en sais moins encore que les vendeuses de tout à l’heure. Maintenant que j’ai l’objet en main, je suis plus détendu, moins inquiet : je ne suis pas le seul, il y en a d’autres qui sont passés ici, le rayon est presque vide. En bas de l’escalier qui va vers les caisses, foule du samedi soir, ah tiens il y a Saïda, je vais tout faire pour l’éviter et comme elle va faire pareil, on a peu de chances de se trouver nez à nez, boite à boite. Saïda c’est la mère de Roméo qui faisait de si beaux dossiers pour ses cours de mathématiques dont le contenu lui restait en grande partie étranger, de loin il préférait écrire des dialogues pour les pièces qu’ils se jouaient les soirs de théâtre chez l’un chez l’autre. Les premiers mots de Roméo, quelque soit le sujet, c’était toujours — Je comprends pas. On s’était battus dur pour venir à bout de ça. Elle m’offrait tous les ans des cadeaux princiers pour me remercier d’avoir donné à son fils goût d’apprendre. J’aimais ces cadeaux légèrement usurpés — nous étions nombreux dans cette entreprise, ses profs, elle Saïda, lui Roméo, ses sœurs, ses frères — j’aimais qu’elle me voit en ordonnateur en chef de cette entrée dans le grand monde. Bref, ce samedi soir, je vois d’ici la discussion : — Il en est où ton Roméo ? — Ça va, ça va. Ah tu utilises ça, je ne savais pas que ça existait pour les mecs, etc … Alors, en attendant de payer à la caisse, je préfère éviter. Devant moi une jeune couple, ils ont fièrement étalé leurs achats, rien que du sage, pas d’alcool, pas de préservatifs, une boite de Ricoré. Une dame plus âgée que je n’avais pas vue les accompagne c’est elle qui paie, la mère du garçon il me semble, ceci explique peut-être l’humilité de leurs achats. Et moi j’ai mis ma boite seule sur le tapis roulant, en pleine vue de tout le monde, Saïda doit la voir mais elle s’en fout radicalement, tout le monde s’en fout, au milieu de cette foule, je suis seul avec ma boite, un peu triste de constater que ma détresse n’intéresse que moi. Seul au monde avec ma prostate, on est bien tous les deux, trois maintenant avec cette boite qui me rassure et me fait entrer dans le cercle peut être pas si étroit des incontinents plus si honteux dès lors que désinhibés. La caissière n’en sait que le regard qui cherche le code barre et le geste pour le mettre en face du scanneur, bien peu pour une détresse.
J’aime bien l’exploration de tout ce qu’on peut imaginer que vont penser ceux qui voient ce qu’on achète et qu’on est obligé d’exhiber. Tout ce qu’on se dit et puis en fait tout le monde s’en fout. C’est universel, ce truc ! Et assez drôle en fait. Le texte exprime cela très bien. J’aime aussi toute la partie à propos de Roméo, c’est finement exposé, présenté en sous-main l’air de rien, « en grand ordonnateur », « les cadeaux usurpés », « on s’était battus dur pour venir à bout de ça ».
Merci Anne. Oui c’est drôle, ça a fini par me faire rire.
C’est beau cette intimité entrecoupée de petites histoires sans paroles, dont on attend le fin mot comme la réponse à une devinette
Merci Raymonde pour ta lecture sympathique.
Merci Bernard pour ce beau voyage au supermarché! sensible, tendre, doucement ironique, auto-dérision, art de l’incise, toute en finesse mais qui prend sa place, éclatement dans l’unité… J’ai kiffé!
Éclatement dans l’unité, ça va bien à cette histoire ! Merci Natacha.
Comme c’est vivant ce voyage dans la tête du narrateur parallèle au trajet dans le supermarché. Merci
Peut être que le supermarché c’est comme le métro : un monde à part, un voyage en soi.
voyage en soi oui… et cela permet de supporter le regard des autres (qui ne vous regardent pas se rassure-t-on mais est-ce certain ?)