#gestes&usages #06 | Post ou Néo ?

De cette transaction, entre Dona Ana et toi, qu’écriras-tu qui ne se refermera pas comme dents d’acier ? S’en tirer honorablement, il n’en est pas question. Alors écriras-tu l’impossibilité de cette foutue transaction ? L’achat d’un sachet de 500g de noix de cajou à 500 meticais, ça ne devrait pas être compliqué ! On parle d’une scène quotidienne sans grands enjeux. C’est oui ou c’est non. La transaction aboutit ou non, point barre. Mais tu es piégé; et de te sentir piégé ne fait pas de toi une victime, bien au contraire. C’est même un privilège particulièrement indécent. Tu tenteras d’éclaircir ton regard, de tenir un discours post sans équivoque (tu aimerais te sentir du bon côté). Et c’est un piège encore ; celui de la bonne conscience. C’est un peu comme lorsque tu te prétends féministe, que tu reproches à ta femme de se foutre de tout dans la maison, qu’il faudrait qu’on t’applaudisse chaque fois que tu ranges ou que tu fais la bouffe. Tu n’as pas assez déconstruit, c’est aussi simple que ça. Même toi, qu’on traitait de pédale dans la cour de récréation, même toi.

Dans le sourire de Dona Anna, qu’y a-t-il à déconstruire ? Assise dans la poussière à un endroit stratégique où elle est sûre de croiser le regard de ses clients potentiels (tous blancs comme toi), Dona Ana sourit et son regard est joueur. Je te vois venir, tu vas finir par l’écrire, même le cul dans la poussière sous 40 degrés, on sourit tout le temps ici. C’est bien simple, ces gens-là (tu parles de Dona Ana) ont la misère joyeuse ! Si elle n’arrive pas à accrocher ton regard (tu as fait semblant de chercher un truc dans ton sac), Dona Ana, immanquablement,  finit par te héler « castanhas patrao ? boas, frescas ». Elle finit par se lever et par te rejoindre (tu ranges tes affaires dans le coffre de ta voiture avec un air préoccupé). Ce que tu apprécies chez elle, c’est qu’elle te regarde dans les yeux. La plupart du temps, les vendeurs de rue ne te regardent pas dans les yeux, c’est un signe de respect, et cela t’exaspère. Mais tu es fatigué, malgré la clim de ton bureau, malgré les pauses café et les pauses clopes, malgré le salaire à la fin du mois, l’assurance santé qui te dispense d’avoir à corrompre les médecins, malgré le billet d’avion que tu peux te payer une fois par an, malgré le arroz de pato (trop sec à ton goût) que ton employée a mis dans un tupperware pour le repas de midi. Dona Ana t’exaspère et cela monte en toi, cela va s’écrire malgré toi, que tu n’es pas une vache à lait, que tu ne peux quand même pas soulager toute la misère de cette ville. C’est que Dona Ana n’a pas voulu comprendre lorsque tu lui as dit que tu avais encore assez de noix de cajou à la maison ou que tu n’avais pas un rond sur toi. Elle feint de ne pas comprendre, et sort son arme ultime « para ajudar patrao ! ». Tu essayes de ne pas le penser, hein ? Mais c’est bien là, très loin du post que tu voudrais être. Tu penses que, merde, tous les blancs ne sont pas pleins aux as ! Le racisme anti-blanc, tu vois, ça s’écrit tout seul et sans effort. Tu ne vas jamais jusque-là, mais avoue que cela te traverse l’esprit. Sauf que oui, tu pourrais lui acheter 500 grammes de noix de cajou toutes les semaines sans que cela fasse une grosse différence à la fin du mois. 2000 mts qu’est-ce que c’est ? Trois places de ciné en France, quelque chose comme ça. En plus, ce serait une façon d’aider quelqu’un dont tu récompenserais le mérite. Être dans la position de distinguer, d’évaluer et de récompenser le mérite des autres, c’est mieux, non ? Cela te rend-il davantage post ? Moins néo ? Ce serait ta petite action caritative à toi. Celle que tu prendrais plaisir à taire un moment, jusqu’à cette soirée qui ne tarderait pas à venir où tu soulignerais la force et le courage de ces femmes (Dona Ana). Il sera temps alors de parler à ton auditoire (blancs comme toi) des mains de Dona Ana, noires de charbon à décortiquer les noix, et tordues. Tu décrirais le lien spécial qui s’est établi entre cette femme (qui te plume) et toi. Tu insisterais sur la  dignité de son regard (qui te juge), car les femmes ici sont naturellement dignes, n’est-ce pas, digne dans la misère. Tu penserais alors peut-être aux mains tordues de tes grands-parents. Et tu te sentirais post, enfin ! Car non, tu n’as rien à voir avec tout ça. Tandis qu’on colonisait à tout va, tes ancêtres crevaient la faim dans de petites fermes boueuses. Tu n’as pas à endosser cette responsabilité-là.

En rentrant éméché de cette soirée, tu lâcheras un autre billet de 5OO aux flics pour éviter l’éthylotest. Et tu t’endormiras nu et néo dans le ronron d’une clim.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

2 commentaires à propos de “#gestes&usages #06 | Post ou Néo ?”

  1. je n’ai pas grand chose à commenter, c’est pas mal ça, vraiment pas mal. Les derniers mots du premier paragraphe sont ravageurs.

  2. Laborieux à écrire ce texte. L’ai tourné dans tous les sens, à tous les temps et à toutes les personnes. Mais je suis heureux d’avoir produit quelque chose sur ce sujet, enfin.