Le petit matin, entre chien et loup. J’entends parfois monter avec les faisceaux rouges sur les coteaux, les bois, quelques toits, ces vibrations. Ou plutôt un battement. Un bruit régulier, ni rapide ni lent, de quelque chose qui cogne au loin. Il y a maintenant de ces machines qui, tôt le matin, enfoncent dans la terre des piquets. Mais ce n’est pas vraiment ça. Ces machines, elles cognent, elles frappent avec force et les coups semblent rebondir. Mais peut-être qu’elles ravivent ce bruit, ce rythme de vagues et d’embruns. Il y a parfois de courtes pauses, parfois une légère accélération. Mais, le coup, lui, sans force réelle, sinon de la terre, de quelque chose qui tombe, reste sensiblement le même. Un bruit de métal étouffé. Ça cingle et aussitôt l’espèce d’écho généré lui retombe dessus. Comme une vibration aiguë repliée sur elle-même. Implosive ? Et pourtant, ça monte avec le soleil sous l’horizon, avec la levée des ombres sous les coups de la machine au loin, ou des rafales quand se lève la brise.
La première fois, il faisait grand jour. C’était aux environs de midi. Il me semble que le ciel était couvert et qu’on avait allumé quelques bougies. Du moins on pouvait sentir comment de petits halos d’air chaud formaient ensemble une sorte d’arc lumineux, vibratile, sous un dôme obscur. Un peu comme les premières lueurs du jour sous une nuit encore étoilée, quand on n’a que les rêves voilés pour le voir. Car je n’aurais rien perçu sans ce bruit. Sans ces coups secs, relativement réguliers, mats. Juste là, devant, à mes pieds. Avec des bruits de pas, justement. À peine. Des pas chassés sur de grandes dalles glacées, creuses. C’est le balancement des corps que je sentais. Quelque chose d’assez lent, plutôt doux. Et c’était ça, un pas ou deux et ce petit bruit de ferraille sur un tas de bouts de métal. Avec un signe au passage, un petit geste ou un petit mot lustré. Parfois une larme, en tombant, ébranlait l’édifice. L’arc se tendait, le vibrato métallique pour une fois résonnait dans toute la pièce, montant sous le dôme avant de se disperser en tous sens dans une corbeille de voix et de chants mêlés.
Aujourd’hui, je ne perçois plus ces voix et ces chants. Sinon par les prés, par les chemins et les cours d’eau. Reste, de temps en temps aux aurores, ce cliquetis à répétition, essoufflé, annonçant une grande journée de soleil. Par deux ou trois fois, je l’ai entendu sonner clairement en plein jour. Une fois avec la petite Lulu. Elle s’amusait à lancer une pièce de monnaie en l’air et à la rattraper en racontant je ne sais quelle histoire de petite souris qui a dit… par ici et par-là… petite souris repasse… tout en haut, tout en bas… petite souris ramasse… kilo de plumes… petite souris oublie… kilo de plomb… ça vaut bien des bonbons… quelque chose comme ça, quand la petite pièce a chuté et roulé sur le pont de pierre en tintant deux ou trois fois. C’est un bout de branche cassée au bord qui l’a empêchée de tomber dans l’eau. Mais le courant n’en a pas moins absorbé et emporté le timbre par vaguelettes. Et une autre fois c’était… c’était qui déjà ?