Entrer dans le magasin. Saisir un panier. En tester les roulettes. Elles sont absentes. Changer de panier. Recommencer. S’excuser auprès du client pressé qui n’a pas le temps de se retourner. Le laisser prendre le panier sans roulettes qu’on vient de remettre. Sourire de le voir pressé et à présent, énervé.
Définir son trajet selon le chemin habituel. Se demander pourquoi ne pas en changer. Se dire que de cela aussi, on est dépendant.
Imaginer une liste de courses selon un GPS mental : céréales, légumes, frigos, dans 30 mètres tourner à gauche, lardons, fromages, continuer tout droit pendant 10 mètres, aux surgelés, prendre des frites, remonter vers le lait, les œufs, les conserves de petits pois, de tomates pelées, se diriger vers les farines. Les champs se multiplient et se diversifient en blés, en avoines, en seigles, en sojas. Ne plus savoir quoi prendre. Abandonner.
Une fois le trajet mémorisé, la liste oubliée, avancer.
Remplir le panier. Moussaka donc aubergines, donc pommes de terres. Et viandes. Pas trop vite. Moussaka mardi, mais compote lundi donc pas oublier les pommes. Avancer. Remplir encore. Regarder ce mari qui regarde son téléphone affalé sur le caddie pendant que son épouse regarde les pizzas. Tout le monde regarde quelque chose, mais personne ne se voit.
Ecouter une langue étrangère, penser au Pakistan. Se rappeler du thé. Recalculer le trajet. S’arrêter près des chips. Se dire que non. En saisir 3.
Remarquer la file, se dire que mince. S’y infiltrer. Patienter. Téléphoner. Y arriver. Déposer les céréales, les aubergines, les pommes de terre, la viande, les pommes qui roulent. Essayer d’arrêter le roulement du tapis. Lever les yeux vers le caissier, supplier en silence. Regarder le client suivant, faire une moue d’excuse. Lui dire « on jongle » ; L’écouter sourire.
Dire bonjour au caissier, écouter le scan. Se demander si la nuit, il entend encore ce bip, si dans le noir, il voit encore cette lumière rouge.
Se demander si nous aussi, nous sommes des aliments que l’on scanne lorsque nous passons les portiques du métro, se dire que là-haut peut-être, quelqu’un nous achète et nous pousse devant une machine qui fait bip. Ranger les courses dans un sac, devoir en demander un deuxième. Regarder le badge du caissier. Se dire que S. Delvaux veut peut-être dire qu’il s’appelle Sébastien. Ou Souleyman. Ou Sandy. Regarder S. qui regarde déjà le client suivant. Ne pas saisir ses yeux. Laisser tomber sa carte. Refaire une moue d’excuse. Passer le sans-contact sur la machine. Attendre le ticket. Pas d’interaction. Dire au revoir à bientôt et bonne soirée. Regarder encore, ne pas être vu, être invisible en plein jour. Ne pas exister. Ne pas se retourner. Ne pas s’y retrouver. Et demain, recommencer.
Il est 17h30. C’est le jour du marché du lundi, celui de la place Van Meenen. Et comme chaque lundi, avancer vers l’étal d’Assan. Regarder, se demander quoi acheter. Rencontrer Sandra, lui demander comment elle va, ça fait longtemps ! Oui, il pleut beaucoup, je ne sors pas beaucoup pour l’instant. Et puis tu as vu, ces fusillades hier dans la ville ? C’est passé aux infos. L’écouter parler, penser aux mandarines et aux bananes. Des pommes de terre aussi. L’écouter encore. Tu as des nouvelles de Benoît ? Saisir une caisse en carton, regarder l’étal. Se dire qu’hier on a oublié le poulet. Non, pas depuis longtemps, mais on doit se voir bientôt pour parler de son spectacle. Tu l’as vu ? Peser les mandarines et se dire que des carottes seraient bien aussi. En plus, il y en a des mauves. Oh moi, tu sais, le stand-up, ce n’est pas vraiment mon truc. Ne pas oublier de prendre du poissons aussi, peut-être de la sole limande ? Et tu as appris pour Sylvia ? Des poireaux aussi, pardon, Assan, tu sais où je peux peser les légumes ? Non, que s’est-il passé ? Ah oui, je ne l’avais pas vu, merci. Sourire. Merci ! Ils veulent vendre leur maison de la rue de Venise ! Pourrais-je avoir des champignons ? Je dirais 500 grammes, ils viennent d’où ? Mais non ! Ils quittent la rue de Venise ! Regarder son caddie, se dire qu’il faudra d’abord y mettre les pommes de terre, ensuite les champignons, puis les mandarines, le poulet aussi, les carottes. Ne pas saisir ce que vient de dire Assan. Redemander, pardon ? Ah, oui merci, et il est à combien le pain ? Dis si tu veux j’ai rendez-vous plus bas chez les alsaciens, avec Céline, rejoins-nous après tes courses pour boire un verre ! Ok – oui, on peut payer par carte aujourd’hui, la machine est réparée ? Signe de tête affirmatif. Cool ! Voici ma caisse. Oui, à tout à l’heure, je termine puis je viens. Regarder Assan peser les carottes qu’il place une à une sur une balance en métal. Il y en a une qui roule par terre. Il la ramasse et me sourit. Il note 600 grammes sur un petit papier, prend sa calculette, tapote dessus, écrit encore sur le petit papier. Il pèse les mandarines, ce sont celles des avec feuilles ? Oui. Il retourne le petit panneau noir sur lequel est noté le prix au kilo. 300 grammes, il continue de pianoter sur la calculette, note un prix sur le petit papier. Il pèse les champignons. Demande à son collègue à combien sont les champignons bruns de la ferme du Gasi. 8€ le kilo. Il note 4€ sur le petit papier. Tu as besoin d’autres choses ? Non, je n’ai malheureusement pas de poisson. Mais attends, je demande à Olivier. Olivier, c’était où que tu as acheté ton poisson ? Salut, Assan, il faut aller chez Pierrot, là-bas, son poisson vient directement d’Ostende et c’est un chouette gars ! Flamand mais chouette, haha haha. Mais allé, n’écoute pas ce manneke. Sourire. Ok merci beaucoup de l’info !
Je te dois combien au final ? 14,76 €. Voilà. Il faut se mettre ici car je n’ai pas beaucoup de réseaux, la machine a encore des problèmes. Tu n’as pas de cash par hasard ? Non. Ok pas de soucis. Tu as un sac avec toi ou tu veux garder la caisse. Ce serait cool si je pouvais la garder, tu n’en as pas besoin ? Non, j’en ai un camion rempli. Ok, tididip tididip, voilà, c’est en ordre. Tu veux le papier ? Non, ça ira ; Salut Assan, salut Olivier, à la semaine prochaine ! Oui, meï, A bientôt, et salukes hein, comme on dit chez nous ! Salukes. Rires.
« écouter le scan. Se demander si la nuit, il entend encore ce bip, si dans le noir, il voit encore cette lumière rouge.
Se demander si nous aussi, nous sommes des aliments que l’on scanne lorsque nous passons les portiques du métro, se dire que là-haut peut-être, quelqu’un nous achète et nous pousse devant une machine qui fait bip ». J’aime beaucoup le glissement d’un monde vers l’autre. Celui de la juxtaposition des produits de consommation, de l’urgence et de l’impatience à scan et bip, vers l’échange joyeux et désordonné où le geste et la parole l’emportent.
Merci de ta lecture, ces glissements quotidiens d’un monde à l’autre peuvent s’observer dans les moindres mouvements qui nous entourent !
Oui, pareille à Nathalie, j’aime beaucoup ce glissement des mondes.
Merci pour votre texte, à bientôt.
Lu dans la lenteur qu’autorise la pensée pour attraper l’imaginaire. J’aime. Merci.
Merci!
Bien vu le contraste entre allées de supermarché et marché du lundi…
contraste aussi dans la forme
touchée par « Se demander si la nuit, il entend encore ce bip, si dans le noir, il voit encore cette lumière rouge »
(merci Stéphanie pour ce texte)
C’est chouette que tu aies saisi le contraste ! Merci Françoise pour ta lecture!