suite autobiographique
Boulevard Lefebvre, parfois aussi Boulevard Brune, et aussi vers le Parc- Montsouris. Quel âge, pas moins de 7 et moins de 10. Durant les vacances, j’allais aider grand-père. On partait avant l’aube, vers des quatre heures du matin, d’abord à quelques rues de là dans le 15 ème chercher la marchandise au frigo, qu’il louait. Puis on chargeait, l’odeur de la viande, du sang dans le petit matin, le poids des cageots, mon étonnement chaque année un peu moins de parvenir à les soulever. Ensuite j’allais m’asseoir sur la banquette du J7 et grand-père passait la première, un grand manche avec une boule noire au bout. Une odeur de sang, de plumes et de poils, de tabac froid, les soubresauts du véhicule dans les rues alentours avant d’atteindre le revêtement lisse des boulevards. On déchargeait et à 7 heures tout était en place pour accueillir les premiers chalands. Souvent des vieilles et des vieux, des solitaires, des retraités, les samedi ou dimanche matin. Les dames avaient des mains parcheminées au bout desquelles un grand porte-monnaie, à fermoir doré s’ouvrait , elles en extrayait de leurs doigts maigres et noueux des billets et aussi des pièces jaunes pour faire l’appoint. Grand-père tendait alors sa grosse paluche dont chaque phalange était velue, touffue comme d’ailleurs le bout de son nez. Il y récoltait la manne empochait l’argent sans oublier l’échange, le colis qu’il gardait quelques secondes de plus dans l’ autre main, la vie c’est comme ça mon petit pote, donnant donnant. Dans les années 70 le bloc de l’Est n’était pas encore tombé, on parlait d’otages, de ponts, de brumes et de brouillard, de limousines, d’agents secrets. Jusqu’à me demander parfois si grand-père n’en était pas. Et avec ceci toujours le mot pour rire, pour amuser, pour qu’on se souvienne — ma petite chérie, vous ai rajouté un peu de mou ou de foie pour votre minou quelques nonos pour vot’ Toutou et comme un petit trésor bien mis en valeur, ces quelques os, ces modestes carcasses et ces charmantes pattes porte- bonheur — N’en donnez pas au chat non, pas de lapin, trop petits les os, dangereux, pour les boyaux. Il y avait aussi les flics qui passaient là par paire à pied ou plutôt non, à vélo — ça me revient, un agent spécialement dédié au contrôle des marchés. Des poignées de mains s’échangeaient au dessus des poulets morts, des lapins écartelés, des œufs frais, et des papiers, des papiers administratifs passaient ainsi par dessus l’étal, coup de tampon par ci, griffe tremblotante par là, prouvant, autorisant, indiquant que tout était bien en règle. Et quand celui-là était passé, grand-père avait l’air bien soulagé. Il calait une cigarette entre ses lèvres , plaçait une main en coupe contre le vent, les pluies, les aléas, les vicissitudes de la vie et battait le briquet, un briquet plaqué or qu’on recharge soi-même avec une de ces longues cartouches de gaz. L’odeur du tabac se mêlant à l’odeur de la viande, à l’odeur des passant, des effluves d’après rasage, de parfums bon marché, à l’odeur de la rue, des gaz d’échappement, et au printemps aussi à l’odeur du printemps frais voltigeant dans l’air froid et bleuté voguant vers le fait des immeubles, par dessus les immeubles, les balcons, l’odeur de l’azur frais du matin. Je crois finalement que c’était 1969, on venait de dire non à De Gaule et cet été là un homme marcherait sur la Lune. Enfin, à l’automne, les américains reviendraient du Vietnam. Il y aurait encore des mains avec des mouchoirs qu’on agite, des embrassades, des étreintes. On se reposerait un peu avant de recommencer encore de plus belle, presque pareil, en faisant croire que tout est différent.
Grand père avait l’œil pour voir la gène et ne le montrait pas ostensiblement, par élégance, il ajoutait quelques œufs de plus, une cuisse, quelques foies, des gésiers, deux trois cous ou croupions , suivant l’ancienneté des chalands et parfois même sans. Au bistrot proche avec les copains, Totor notamment le marchand de légumes, il fumait et buvait après le casse-croute de 10 h le matin. La moitié d’un pain de 4 bourré à ras de pâté, salade, omelette fromage, cornichons. On me hélait de loin pour venir boire une grenadine, je regardais en l’air, c’était pour la plupart tous des géants. L’argent, les verres, les poignées de main. C’était un spectacle continu, genre au cirque les acrobates et funambules. Puis le boulot reprenait, hachoir et billot , emballage des volailles dans du papier glacé, plusieurs feuilles, on ne comptait pas, ni le sac en plastique, parfois deux, et maint cabas baillaient, s’ouvraient ébahis et l’on pouvait voir dedans ce que les clientes avaient déjà dépensé environ, de carottes de patates, un ou deux brin de céleris trois oignons chez Totor en face, qui nous regardait faire les deux mains bien calées sur les hanches avec son tablier de cuir en peau de Dahu il disait. Il voulait me couper les oreilles en pointe chaque dimanche boulevard Brune. Mais comment qu’il aurait pu, impossible vu qu’il n’avait qu’un bras, qu’une main qu’il avait laissé l’autre dans les Aurès en Algérie. Mais ça flanquait tout de même bien la trouille, on ne sait plus trop pourquoi quoi à partir de là, d’avoir les oreilles en pointe ou bien à propos de la vie en général. Des gestes de la main pour dire je te vois je t’ai vu au revoir, de petits gestes dus à la cohue au brouhaha du marché, si on ne gueule pas ici on n’est pas entendu, et parfois on préfère cela, en douce en parallèle, des discours de sourd-muet et qui nous vont très bien, l’esbrouffe étant souvent plus faite pour gagner seulement sa vie qu’autre chose, ici.
Juste envie d’écrire « Wouahhhh ». Ce qui fait un commentaire peu instructif pour un texte où l’on voit, sent, entend… une autre époque. Merci de la revisiter avec autant de panache, de fougue, d’appétit !
Merci Patrick. Je pense à Henri Calet Et je suis dans les rues. Merci.
merci
on est si loin d’Auchan et on les voit tous et toutes
merci – un monde que j’aime