C’est prévu à l’avance, ça n’arrive pas comme un coup de tête. L’idée est de prendre la liste du frigo, d’arracher la feuille du carnet aimanté en amont, bien avant, de la caler dans la poche arrière du pantalon pour l’avoir sur soi quoi qu’il arrive, peu importe l’enchaînement des activités, l’avoir sur soi pour ne pas avoir à se l’imaginer, à tenter de la visualiser une fois sur place, échapper au regret de ne pas avoir de ligne directe téléphonique avec le frigo (il sortirait un bras de son ventre de porte qu’il passerait, plié, en cadrant à la bonne hauteur, le pouce appuyé une seconde, puis il ramènerait son bras à l’intérieur et là, entre le reste de râpé et le dernier flan vanillé, il appuierait sur envoyer, ce à quoi je répondrais d’un pouce levé ou d’un soleil) et de marmonner devant le caddie qu’on en fera jamais d’autres. La route est toujours la même.
Je vais toujours au même endroit, le seul où j’ai repéré où tout se trouve, le seul qui ne fasse pas trois paquebots de long et qui ne me force pas à améliorer mon cardio malgré moi parce que j’aurais oublié le sopalin. Une grande surface à taille humaine, très humaine et tout de suite. Dès les containers de tri de verre et de papier sur le parking derrière lequel un humain de taille humaine est assis avec son chien, une canette de coca ou une bière. Avant il s’asseyait plus loin, près de l’entrée, à côté des porte-vélos, et puis a été ajouté un service de lavomatique, quatre hublots de différentes tailles, câblés pour différents poids, horaires, dosages, et la place où s’asseoir est maintenant occupée par la surveillance des draps fleuris qui tournent, la place est prise par une voiture en planque comme celle du policier dans la série qui se passait à San Francisco.
Ensuite, j’emprunte mon circuit : tout droit, virage à gauche devant les promotions temporaires (galettes des rois, crêpes, chocolats pour Saint-Valentin Pâques Fête des Mères Fête des Pères Noël), à droite rayon hygiène kleenex (savon shampoing dentifrice, mais ils n’ont jamais celui que je veux), un crochet, gauche droite, pour remonter le long du papier toilette recyclé liquide vaisselle sacs poubelles noirs et jaunes, en face tout droit (c’est facile) ce sont les produits sans gluten, le rayon suivant (un crochet) les graines pour oiseaux, le rayon d’après (crochet) le café, le rayon d’après (re-crochet) céréales, le rayon d’après les desserts où j’aide une vieille dame trop petite – et moi même je ne suis pas grande, les années m’ayant dérobé une pointure –, je remonte vers les frites surgelées, puis tout traverser de droite à gauche jusqu’au sucre en poudre et aux œufs pour finir par l’eau, ah non je n’en prends plus, il y a du plastique dedans, des morceaux de plastique, beaucoup, de plus en plus et de plus en plus gros, certains capables de percer l’enveloppe de nos cellules, l’enveloppe de n’importe quelle cellule – celles des doigts, celles du cœur, du cerveau ? peut-être, ce n’était pas indiqué dans l’article qui mentionnait l’étude qui n’est pas disponible ici (je reviens vers les caisses) au rayon papeterie journaux, et je ne pense pas que cette étude assez effrayante pour les corps tous les corps — quand on commence à imaginer les corps en train de boire des morceaux de plastique, les corps âgés, fragiles, les corps jeunes, adolescents, les corps enfants, les corps nourrissons, et pas du plastique en gentilles petites billes de couleur pastel, ou blanc, très blanc, du plastique bien propre, mais des déchets de plastique, des morceaux de vieux débris de plastique écorné, vieil engrenage de jouet, vieux bouchon mordillé, vieux sachet taché de tomates faisandées, vieux gants de cellophane, gobelets froissés, bassines fendues — donc non, cette étude effrayante n’est pas disponible à l’achat ici. Le temps de faire la queue avec à droite le présentoir de numéros de Détective et ses gros titres. « Vendue vivante à un grizzly elle lui arrache les organes en légitime défense et ouvre un restaurant de tapas » (je plaisante, c’est plus sale, plus grossier, et ce qui est étonnant avec les unes de Détective ce sont les bandeaux noirs sur les yeux des visages en photo, les yeux sont censurés, pas les mots des gros titres, pourtant eux orduriers). Il y a des enfants dans la file d’attente. Monique qui passe mes courses devant le procédé optique sonore n’a pas la possibilité d’aller aux toilettes quand elle le veut. C’est quand même très bizarre de vivre en buvant du plastique sans que son corps puisse évacuer naturellement ses déchets, ses tristesses, les coins tranchants de ce qui malmène l’esprit et les boyaux.
à la bonne taille c’est ce que je me dis , surtout baliser mentalement et aller direct aux rayons ( la liste je sais pas ) rit avec le frigo après frémit avec l’eau en plastique, le grizzli dégoutant et Monique clouée sur son siège( avec le procédé optique sonore). Quelle chute
tu as vraiment cette faconde hors du commun — que j’adore — qui à la fois nous assène de profondes vérités et nous fait tellement rire…
taille humaine, je ne sais pas
ta déambulation est tout de même révélatrice d’innombrables rayonnages qui dégorgent de tas de produits plus ou moins recommandables !
merci Christine de nous promener ainsi
Bonheur de te lire. C’est un régal, c’est mordant, drôle et juste jusqu’à la chute qui nous saisit. Terrible. Merci
Précision et humour dans cette déambulation impitoyable
un régal
oh toi et ta façon defaire de tout une merveille de fantaisie
(quoique la première : serais pas d’accord je pense pour que mon réfrigérateur même avec une telle précision dans le geste m’envoie la liste que, comme toujours j’ai oublié et m’ordonne ce qui est raisonnable)
quoique, la trois m’a donné le tournis (bon mes « surfaces » de centre ville minimisent un peu cette cohue et ce trajet) – tu crois que le plastique n’est que dans l’eau en bouteille ? chic il suffit de tourner le robinet pour être à l’abri alors