J’attendais Niel à Shinjuku. Mes oreilles étaient déjà habituées à n’entendre que le vrombissement mats des bruits de corps citadins qu’aucun humain ne peut taire. Talons contre bitume, grincement des sangles dorées d’attaché-case en cuir, éternuements, respirations suantes des pas pressés, paumes contre rampes, pointes sur marches antidérapantes, frottement des vêtements dans la foule et là bas tout proche, Shibuya. Le fameux carrefour qu’on a beau voir plan fixe en accéléré sur les écrans du monde depuis des décennies est un terrain inconnu à tout aventurier qui s’y risque un soir. Écrans géants au dessus du carrefour mimant la traversée des nues au feu rouge, une attaque de vaisseaux déverse sur les traits blancs des passages piétons des litres de napalm, des bruits de bombes explosent à trois cent soixante et rebondissent sur le bitume. On reconnaît à ce moment précis les étrangers. Ceux là frémissent, suspendent le pas le nez en l’air, pâlissent furtivement, vérifient les écrans avant rires nerveux. Les autres tiennent la tête droite le regard rivé au téléphone ou planté dans le vague, hors société, le pas constant, leurs mains sur l’attaché case ne se sont pas crispées, ils sont devenus sourds aux bruits du monde.
J’avais réussi à prendre le métro sans une erreur. M’insérer à juste distance du précédent dans la file sur le quai, me laisser pousser dans la vague silencieuse sans briser le flux, me tasser au fond, reconnaître les stations, ne pas me retourner vers la porte, ainsi, ne frôler personne plus que de raison, éviter les regards, ne produire aucun bruit, anticiper la descente, pousser les passagers sans les mains, m’extirper avant le début du signal de fermeture, repérer rapidement les flèches tous les dix mètres qui indiquent le sens de marche, le bout de la file, le côté de l’escalier où s’engager en fonction des montées et descentes (si l’on se trompe, les rampes obligent à terminer la trajectoire coiffé d’un bonnet d’âne, ou battre en retraite, s’insérer dans le bon sens et repartir de la première marche), puis anticiper la sortie du ticket dans le portefeuille, éviter ainsi une scandaleuse embolie qui n’aurait eu pour conséquence aucun mot d’aucune sorte mais des regards traumatisants pour les années à venir. Enfin, passer le tourniquet dans l’étroit entonnoir où risque à chaque instant de s’accumuler Tokyo toute entière.
Là, une voix seule, seule voix humaine dans le vacarme des corps civilisés et des machines, surplombe le flux et vient cogner les murs carrelés. Un vieil homme filiforme en uniforme, casquette bleue marine et gants de tissu blanc posté après les tourniquets juste avant le hall de sortie s’incline sans relâche jusqu’aux genoux et se redresse le regard vidé en hurlant d’une voix rauque à la sourde foule aligato gosaimaaaaasu. Vaine politesse mêlée aux attaques martiennes, aux jingles publicitaires et aux pas pressés.
Niel sera bientôt là et nous plongerons dans les bombes de Shibuya. Le chant de l’homme sans réponse sera engloutie dans ces millions qui s’éparpillent.
Impressionnant vraiment, ça va si vite, et cette voix qui ne s’entend pas…
Merci pour votre lecture ! et oui tout est là. Une voix seule sans le plein Tokyo.
À très bientôt en mots.