#gestes&usages #05 | Les vendanges de l’amour

Dans le cuvage fermente l’été.

Le réfectoire est un garage aménagé. Les lumières du dedans éclairent les seaux et les hottes retournées sur le gravier rouge de la cour. Les vitres sont couvertes de buée. Ah la salope, va laver ton cul malpropre. Sur les bancs en bois, le long des tables sur tréteaux, femmes et hommes, jeunes et vieux, se serrent les uns contre les autres et hurlent tant et tant. Je bande mon arbalète et lui fourre droit dans le cul. Ils chantent le sexe fantasmé, les salopes, les curés vicelards, le mâle lubrique, la femme insatiable, les cocus. Ils retournent la toile cirée et la coincent sous leurs assiettes avant d’y verser de l’eau. T’as le cul comme un chaudron, on y rentrerait Marseille et la rade de Toulon. Ils ont bu plus que de raison, du casse-croute de 9h jusqu’au soir. Tous ont le dos cassé. Ils ont soif de vin et d’être mêlés, ils veulent rire et pleurer tout en même temps et que cela advienne aujourd’hui et maintenant. Ils le chantent. Ils le font.

Deux silhouettes en cirés jaunes allongées sur l’herbe d’un talus. À peine éclairées par les lumières du réfectoire. Sous une pluie fine et glacée. Corps suants sous le plastique imperméable. Cheveux emmêlés. Mains tachées au jus de raisin. Phalanges tailladées par la serpette. Ongles noirs. Tremblements de ces corps pleins de désir. J’ai froid, dit-elle.

Et la main glacée de la fille sur le ventre du garçon.

Avant de rejoindre nos commerces en faillites, nos fermes isolées, les trois huit, avant de retrouver notre chômage, nos amphithéâtres bondés, nos fêtes de village, nos sols à carreler, avant de construire nos familles, de prendre chiens et crédits, de finir alcooliques ou notables, d’enterrer nos proches, de ramer, de lutter, de nous chercher une normalité, une dernière fois nous les referons ensemble les vendanges de l’amour.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

5 commentaires à propos de “#gestes&usages #05 | Les vendanges de l’amour”

  1. J’aime beaucoup la fin très juste (mon premier travail premières vendanges).

  2. Touchée par ce mélange de grossier, de pudeur, de regrets et du reste, de l’ivresse de partout…

  3. Bonheurs de ces « avant de » qui nous font comprendre que ces re-vendanges n’attendront pas la saison suivante… « ma comparaison peut-être sur tes lèvres »…

  4. joli morceau quelque part entre Gaston Couté et Ramuz. Elle tombe bizarre la dernière phrase au niveau rythmique je trouve, ce qui fait que l’on ne perçoit pas ce qu’elle peut contenir d’ironie acide. Reste alors, le péril mélancolique.

    • C’est que je ne voulais pas y mettre de l’ironie, plutôt une forme de tendresse. Et puis le texte vient d’une réaction à cette chanson de Marie Laforêt que, finalement, je n’aime pas vraiment: « Et ta main comme une chaîne viendra se fondre à la mienne », quelle horreur ! J’étais un peu embêté avec ça. Mais j’ai aimé la dissonance que ça créait (en moi du moins). Vendanges: pinard et chansons paillardes + fragilité (tendresse, camaraderie, sensualité).