M. mange avec les mains un dosa et m’invite à en faire de même. La galette est fine et craquante. Nous avons un assortiment de sauces de plusieurs couleurs et de plusieurs textures dans lesquels tremper nos bouts de crêpes croquantes. Je lui partage mon ignorance. Un dosa m’avait semblé être une simple crêpe à la farine blanche mélangée à de l’eau. Elle me parle de fermentation et je suis perplexe. C’était la seule recette indienne qui me semblait à ma portée. M. est d’ascendance indienne. Lointaine. Comme pour moi avec l’Afrique. Si nous devions nous définir nous dirions que nous sommes guadeloupéennes. Elle est détendue et à son aise dans la salle du Saravanaa Bhavan non loin de Potsdamer Platz. Bien plus à l’aise que je ne pourrai jamais l’être dans un restaurant africain. Quand je suis à l’étranger je me sens tellement française. La Guadeloupe est loin et tellement petite qu’elle pourrait s’avérer être un rêve dans ce tourbillon de langues et d’images du monde dans lesquelles nous sommes plongées M. et moi depuis le début du festival. Nous avons faim. Le dîner est notre seul repas de la journée. Nous mangeons copieusement le petit-déjeuner de l’hôtel et nous réservons notre argent pour dîner non loin des salles de projections. Les langues du monde nous entourent depuis le début de notre séjour à Berlin. Des films du monde entier au double sous-titrage en allemand et en anglais. Hier dans la voiture Uber les paroles chantées en français m’accueillent quand je rentre dans l’habitacle et j’en suis soulagée. Je demande enthousiaste au chauffeur s’il est français. Il me répond en anglais avec un fort accent de je ne sais qu’elle origine qu’il aime le french rap et que sa femme est espagnole. J’apprendrai qu’il vient lui d’Albani. Et moi je dis que je viens des caraïbes. Jamaïca? Cuba ? You see. Next to. Ce qui est faux. Je suis loin de chez moi. Je me sens une étrangère même assise en face de M. qui plonge ses doigts dans la nourriture. Moi je n’ose pas manger avec les mains. Il lui faut plus de sauce. Elle en a demandé à la serveuse mais celle-ci semble nous avoir oubliées. Je me lève pour en demander et en m’asseyant je lui dis que l’homme au comptoir a dodeliné de la tête comme s’il ne savait pas me dire oui ou me dire non. J’ai oublié ce qu’elle a fait comme commentaire. Je me souviens par contre qu’elle a souligné cette proximité voire même cette tendresse que les hommes indiens avaient entre eux. Elle s’est exclamée sur le ton du reproche : « les hommes indiens vraiment ! » Je suis plus attentive et j’observe la douceur de leur mouvement, une attitude pleine d’élasticité comme s’ils pouvaient absorber une force, ou un choc et être momentanément transformé par cette force ou ce choc et revenir inexorablement comme d’un fait accompli à leur forme initiale ce qui de mon point de vue leur donne à leur tour une force inébranlable. Les hommes d’ascendance africaine chez nous, pour ma part, ont plus d’aspérité. Si je devais répertorier les gestes de mon enfance ce sont tous des gestes, je ne dirai pas violents, mais durs. Les femmes les mains sur les côtés dans une attitude de défiance comme prêtes au combat. Les dominos frappés sur la table, l’air grave et concentré pour les hommes. Jusque dans la langue créole répondre à la question comment ça va c’est dire « je suis là à tenir, à tenir dur ». Dire qu’on tient son coeur pour supporter une situation dont on ne veut pas. Maré ren aw ma fi. Amarre tes reins ma fille. Ce n’est pas de la résignation c’est de l’endure. Je sais que ce mot n’existe pas mais le mot « endurance » ne me semble pas juste. Nous endurons et ce sans promesse d’un messie ou d’une fin des temps. Nous endurons c’est tout. Peut-être parce que nous savons le faire. Je ne sais pas. Mon enfance est peuplée de gens qui ont enduré et qui ont tenu. Ils ont tenu leur coeur, leurs reins, leur poing. Et malgré tout perdure pour moi la tendresse des moments où mes cheveux étaient démêlés et coiffés assise entre les jambes de ma mère. J’avais mal. Elle tirait et me demandait de tenir ma tête droite. Dans son silence je percevais le reproche d’avoir fait exprès de lui mettre dans les mains une tignasse si crépue qu’elle devait tirer ma tête dans un mouvement d’avant arrière que toutes les petites filles antillaises ont connu. Pourtant l’odeur de l’huile carapate, le tracé du peigne pour dessiner des lignes droites sur le crâne, les cheveux démêlés et disciplinés en nattes soyeuses seront pour toujours associés à l’amour et la tendresse d’une mère.