Ensemble, il fallait attendre les repas. Tous les deux au bout de la table. Toujours. Lui le nez dans son assiette, sans un mot, sans les images de la télé dans son dos. Juste à relever la tête pour mâcher ce qu’il voyait, en face de la porte d’entrée, ouverte, de la fenêtre, et avaler ce qu’on racontait dans la télé. Ou Dada arrivée à la fin du repas, le midi comme le soir. Et ça ne devait pas toujours bien passer. Elle, elle commençait à divaguer et dégoiser des phrases revenant va savoir de quelles profondeurs, radotant. Des phrases perdues, des mots de plus en plus engloutis. De l’intérieur. Un geste hésitant de la main, l’index pointé va savoir vers quoi. Mais taise-tu donc au yeu de bavasser pour reun, et manjhe ! À la fin du repas, tout juste levé il avait déjà sur le dos le vieux paletot, élimé, qu’il avait posé sur le dossier de sa chaise. Elle, elle ne parvenait pas toujours à enfiler les manches de son gilet à grosses mailles beige, d’autant qu’elle restait assise. Il l’aidait en lui prenant le poignet, guidait sa main vers l’emmanchure, maintenant le gilet par l’épaule, puis la main réapparue et relevant un peu la manche. Tant bien que mal parce qu’elle essayait de se relever. Et il la prenait par le bras pour rentrer, monter se coucher. — Une main sous le bras, d’abord, l’autre par-dessus comme pour bien saisir un pilier et s’y maintenir en laissant glisser derrière son bras. — Quand il ne sera plus là, c’est Lulu qui prendra le relai pour l’emmener se coucher dans la chambre à côté, pas dans la petite maison en haut. La pièce à vivre vide. Avant qu’elle ne soit née, un demi-siècle auparavant, au moins, est-ce qu’il avait déjà dû la prendre comme ça, pour la relever par le bras ? pour l’emmener manger ? il en avait vraiment la force ? c’était lui ou quelqu’un d’autre ? Marguerite ou Marie, toujours là ? c’est comme ça qu’ils ont continué ensemble, bras dessus bras dessous ?
Ensemble, il fallait attendre pour les repas. Tous les deux à l’autre bout de la table. Étrange. Lui le nez dans son assiette, sans un mot, des images dans la tête sur le dos. Juste à la relever pour remâcher ce qu’il voyait, face à la porte du couloir, ouverte, au miroir, et avaler ce que ça se racontait là-dedans. Tout un blabla jusqu’à la fin du repas, le midi comme le soir. Et ça ne passait jamais bien.
Elle, elle ne s’arrêtait pas de pleurnicher et de se plaindre en idées remontant d’on ne sait quelles noirceurs, ressassant. Des idées égarées, des mots de plus en plus voraces. De l’intérieur. Un geste de la main tremblante, l’index pointé va savoir vers quoi. Mais taise-tu au yeu de jhaspiner come çhieu, manjhe !
À la fin du repas, à peine levé il avait déjà sur le dos son paletot bleu, passé, qu’il avait posé sur le dossier de sa chaise. Elle, elle ne parvenait plus vraiment à enlever les manches de son tablier à grandes arabesques mauves, d’autant qu’elle restait assise. Il l’aidait, lui prenait le poignet, guidant sa main vers l’entourne, maintenant le tablier par l’épaule, puis la main réapparue et tirant un peu la manche. Tant bien que mal parce qu’elle essayait de se relever. Et il la prenait par le bras pour remonter, rentrer se coucher.
— Une main sous le bras, d’abord, l’autre par-dessus comme pour bien saisir un pilier et s’y maintenir en laissant glisser derrière son bras. —
Quand ça ira trop mal, c’est Marie qui prendra le relai pour l’emmener se coucher dans la chambre à côté, pas dans la petite maison en haut. La pièce à vivre vide. Après que la petite Lulu est née, un peu plus d’un an après, est-ce qu’elle a réussi à se relever toute seule, pour la prendre dans ses bras ? pour lui donner à manger ? elle a retrouvé des forces ? c’était lui et la petite ? Marie et le petit, toujours là ? c’est comme ça qu’ils ont continué ensemble, bras dessus bras dessous ?
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J’aime Will, merci pour cette tendresse, ces silences, ces gestes.
Je tarde un peu, mais je n’oublie pas : merci Clarence de ta lecture et ce mot chaleureux.
ce bras dessus bras dessous m’entraîne de ligne en ligne et aussi l’image de la main qui réapparaît, accompagne, aide à enfiler le paletot
et du coup on ne sait pas si elle a réussi à se relever, je me demande, je m’inquiète pour elle
et sans doute qu’on retient inconsciemment la phrase : « et ça ne se passait jamais bien », ce goût de passé….
(salut ami Will…)
Isolée, la phrase que tu cites me fait un drôle d’effet, bien différent de ce que j’avais en tête… Et c’est étrange aussi, ces gestes apparemment saisi comme dans un roman-photo, par le menu, sans qu’on sache vraiment ce qui se passe de façon plus large, comme des gestes paradoxaux, dans et sans action. — Merci Françoise