Il fallait déjà choisir le torchon approprié, celui en coton fin, blanc à fines rayures, et non celui en nid d’abeille, de couleur, destiné au séchage des mains. J’observais, perplexe, la différence de texture entre les deux morceaux de tissu, me demandant si c’était une règle dans toutes les familles que celle des torchons destinés « aux mains » et l’autre « à la vaisselle ». Mais je ne posais aucune question. « Celui-ci est pour la vaisselle, il glisse plus facilement dessus, il est plus souple ». J’entends encore sa voix modulée, ferme, pédagogue. Je mimais ses gestes pendant toute la durée de l’opération. J’avais dix ou onze ans, il s’agissait d’apprendre à essuyer une pile d’assiettes « en même temps ». On commencerait par deux assiettes à dessert, « parce que tu as de petites mains ». J’écartais le bras gauche de mon buste ainsi que mon père, debout à un mètre de moi, me le montrait, assez pour déployer le tissu sur la paume de ma main gauche. De la droite, j’attrapais sur l’égouttoir chaque assiette, chaude encore du rinçage, par son tranchant – l’opération était périlleuse pour mes doigts d’enfant – et les posais délicatement sur le torchon. Il avait fallu vérifier auparavant que la longueur du tissu était suffisante pour pouvoir ensuite essuyer la première assiette sans avoir à tirer ici ou là – sur son endroit –, puis la retourner. Je tremblais intérieurement à l’idée de laisser échapper l’une ou l’autre sachant combien je me faisais réprimander quotidiennement pour ma maladresse. (La proposition de mon père m’avait d’ailleurs effarée.) Je frottais doucement la première assiette puis la déposais derrière la deuxième dont le dos avait séché au contact du torchon. Essuyais enfin la deuxième consciencieusement, à l’affut de la moindre goutte d’eau qui m’aurait valu une réflexion. Je m’appliquais pendant que mon père me surveillait attentivement. « Et le tour est joué ! » affirma-t-il enfin dans un grand sourire. Dire ma fierté de petite fille… alors.
Quelle belle tranche de vie, tout y est, la matière, le geste, la transmission, et même l’odeur de la vaisselle chaude au contact du torchon, bien qu’elle ne soit pas dite, est présente.
Et oui, il manque l’odeur en effet ! Merci Laure pour votre passage ici !
Un beau texte, l’expression une pile d’assiettes « en même temps » me rappelle des souvenirs, j’ai toujours deux torchons dans la cuisine et veille à leur juste usage! Merci pour ce bon moment.
Ah ! mais j’ai opté pour les habitudes familiales, moi aussi ! Merci de votre lecture, Isabelle.