#gestes&usages #04 | Tango

Un peu de peau, une égratignure, rien du tout. Rien qui l’oblige à abdiquer de son quotidien. Le gros orteil gauche est douloureux. Comme il en parle on pourrait croire que tout l’ongle a été arraché. Je l’écoute au téléphone et je pense au géant aux pieds d’argile, au talon d’Achille. Je pense : Lébène vacille. Il explique que sa blessure est comme un aimant. D’autres pieds chaussés viendront marcher sur son orteil et réveiller une douleur certes supportable mais tellement lancinante qu’elle lui fait perdre d’avance tout désir de se lever, de marcher, de conduire. Il a peur de se cogner au pied du fauteuil, à l’arrête des plinthes, au bloc-portes, aux pédales de sa Renault 5, à la pioche et à la fourche que F.J laisse dans le salon de peur qu’on les lui vole s’il les laisse sur la terrasse. Il n’ira pas au cours de tango. Il attend sagement que la plaie cicatrise. Quand il m’explique un peu plus tard qu’il essaye de se motiver pour faire la vaisselle, un minimum de ménage et se remettre à l’écriture, je l’encourage en disant : « à ton rythme.  » Son rythme pour l’instant c’est celui du temps de la cicatrisation. Il n’ira pas plus vite que la peau fine et fragile de son gros orteil gauche dans sa reconstitution. Lébène se discipline depuis son départ à la retraite à longer la plage le matin, à faire des travaux d’amélioration du haut de sa villa pour y accueillir des touristes. Il vit en bas dans un décor spartiate comme s’il ne devait jamais y recevoir personne et s’habitue à tout faire plus lentement, la vaisselle, le ménage, le jardin, les travaux. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il vieilli et moi aussi. Vieillir n’est pas seulement une question de changement de rythme, vieillir s’est observer impuissant le temps abîmer sa peau. Les rides se creusent sur le visage. La peau du cou plisse et celle sur la poitrine entre les seins aussi. Quatre ou cinq plis à la verticale. Je n’ai pas compté.

Il n’ira pas au tango.

Je ne sais pas jusqu’à quand. Je suis inquiète et je reviens le voir chaque semaine. Une plaie à l’orteil qui ne guérit pas ce n’est pas bon signe. J’ai connu il y a longtemps un paysan conseiller municipal qui avait perdu sa jambe des suites d’une complication diabétique. Lébène n’a pas peur du diabète. Il a peur des gens qui marchent sans être attentif à ce qu’ils piétinent. C’est un prétexte pour rester chez lui. Il n’a plus envie. Sans doute qu’il trouve vain de chercher à séduire Marilyn qu’il a rencontré au cours de tango. Il est vain de faire danser les femmes maintenant qu’il n’arrive plus à les séduire et qu’elles lui déclarent toutes une amitié vibrante. Il ne pense ni aux gestes qu’il ne fera plus, ni aux plis de sa peau. C’est moi qui y pense. C’est moi qui insiste pour que FJ lui adresse la parole et l’initie au jardin. Les travaux d’amélioration de la maison, tout comme les derniers chapitres de son livre seront abandonnés. Il fera de petits pas quand il voudra avancer. Des pas hésitants avec un bras qui cherche un appui quand il les tend devant lui. Il ne saura plus faire descendre sa braguette. Il aura du mal à tenir sa fourchette. Le poing de sa main droite est maintenant tout le temps fermé comme si ce poing fermé le maintenait debout. Il s’effondrerait si son poing s’ouvrait. Il parlera moins. Il sourira parce qu’il a bon caractère et qu’il ne veut pas déranger. Ses doigts tremblent et il ne sait plus tenir les dominos. Je lui ai acheté des cartes à jouer qu’il n’a pas touché. Je lui ai rapporté des albums à colorier. Il ne les a pas ouverts. Il porte quand je l’amène se promener sa casquette. Ma fille l’a dessiné avec cette casquette qui est devenu sa signature. Il n’a pas voulu de canne. C’est avec son poing fermé qu’il tient l’équilibre. Il porte des bretelles et des chaussures à scratch. Nous avons limité tous les gestes qu’il savait faire seul. Quand je lui rend visite, je passe la musique d’un tango argentin sur mon téléphone. Il sourit et me demande si cela me fait plaisir. Je dis oui et il répond alors moi aussi. J’aimerais qu’il desserre le poing. J’aimerais qu’il ouvre sa main pour que j’y mette la mienne. J’aimerais une dernière fois danser le tango avec Lébène.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

3 commentaires à propos de “#gestes&usages #04 | Tango”

  1. violence lente d’une terrible descente aux enfers d’un ancien danseur de tango…
    parfaitement réussi, forme et contenu
    frappée par cette phrase que dans un souffle je retiens :  » Il s’effondrerait si son poing s’ouvrait. « 

  2. très beau. beaucoup de choses justes et fortes. inquiétude aussi pour cet orteil. mais, c. est autre chose, tu le dis très bien.