Prête à descendre la volée de marches qui sépare la route ou plutôt l’impasse de la courte allée menant à la porte d’entrée, mon corps marque un temps d’arrêt, légère tension entre les omoplates, je caresse du regard la plaque en émail « Nice cat » fixée sur le pilier droit du vieux portillon bleu qui dessine courbes, cœurs, arabesques depuis bien avant que je vive ici, bien avant que le chat disparaisse et que je me tienne en surplomb du jardin prête à rejoindre la maison blottie dans son écrin de verdure, du haut des marches je salue les orties en contrebas, le carré de tomates, le noisetier, le seringat, mon corps attend le léger déséquilibre qui le propulsera au bas des escaliers jusque dans l’allée où après une quinzaine de pas je rejoindrai la porte d’entrée de la maison, aussi bleue que le portillon, et dans mon dos je laisserai le monde avec pour commencer la maison du voisin au chat blanc immaculé – un froussard – qui reste caché derrière un mur dissimulant aux yeux des passants – mais qui passe dans une impasse ? – une minuscule piscine – creusée dans une terre recouverte de pelouse synthétique – parce que dit le voisin, c’est pratique, plus besoin de tondre – et j’abandonnerai sur ma droite les trois garages accolés au haut mur qui ferme la route en impasse derrière lequel poussaient autrefois trois peupliers bavards que j’écoutais bruisser la nuit et que le voisin précédent celui à l’herbe en plastique a fait couper à cause des feuilles qui à l’automne bouchaient ses gouttières – comme il a fait couper le palmier, le grenadier et les autres arbres et arbustes de son jardin pour s’éviter du travail et laisser un terrain nu à ses enfants footballeurs, et derrière ce haut mur en lieu et place des peupliers un immeuble aux balcons avec vue imprenable sur l’impasse a poussé mais les balcons restent déserts car orientés plein sud et qui aurait envie d’y griller à la belle saison ? et moi postée en haut des marches je ressens tout à la fois la profondeur du temps, de l’espace, la fragilité et la force du vivant et je pense à toutes ces vies blotties derrière les persiennes closes et à ce que j’abandonne quand je rentre chez moi, les tensions se relâchent comme je m’apprête à descendre les escaliers, les épaules s’abaissent, la mâchoire se desserre, le pli entre les deux sourcils se lisse, ma nuque s’étire et je bascule vers l’avant comme une enfant dégringolerait les escaliers sans tomber, je rebondis de marche en marche, plonge dans un vert odorant qui est partout jusque sur le bord des fenêtres où de minuscules violettes cornues – des pensées mais en miniature – fleurissent en jaune et violet les mois d’hiver, remplacées l’été par des pourpiers aux fleurs vives, délicates comme du papier de soie et le vieux cerisier moussu étire ses branches au-dessus de ma tête, j’aspire à fond l’air du jardin, mon ventre et mes poumons se gonflent et me voilà devant la porte avec à mes pieds du thym, de la verveine, de la menthe, de la marjolaine ainsi que des pivoines accompagnées de toutes ces fleurs qui chaque année reviennent parler du temps qui passe et du fil des saisons : jacinthes sauvages, violettes, boutons d’or, pâquerettes, jonquilles, vieux rosiers bordant le mur en pierre de la maison qu’il faut tailler à la fin de l’hiver et pour rentrer il suffit à présent de d’attraper les clés – ce qui n’est pas une mince affaire quand on sait qu’elles se trouvent au fond du sac où cohabitent pêle-mêle étui à lunettes, boîte de bonbons au miel, carnets, stylos, trèfle à quatre feuilles fixé dans un bloc de résine, petite bouteille d’huile essentielle de menthe poivrée, tube de carbo végétabilis 7ch, téléphone, petit couteau dans son étui en cuir, porte monnaie cousu main, carte d’identité, agenda miniature soupesé avant d’être acheté pour alléger le sac mais aussi choisi le plus petit possible comme si la charge de travail pouvait se réduire proportionnellement à la taille de l’agenda – la main plonge, fouille, tâte, palpe, secoue le sac, parfois les clés tintent mais elles se laissent rarement attraper du premier coup, ce qui fait qu’il faut vider le sac par terre en sortant un à un chaque objet qu’il contient pour dénicher les clés tout au fond, parfois égarées entre le cuir et un trou dans la doublure ou même les découvrir dans la poche du manteau quand tout est renversé par terre – mais qu’est-ce qu’elles font là ? – avant de tout remettre en vrac dans le sac puis de glisser la plus grosse des clés dans la serrure de la porte qui est une porte massive valant son pesant d’or – au sens propre – une porte inviolable comme l’a expliqué l’artisan – c’est extrêmement sécure répétait-il, beaucoup trop cher pensai-je – car si j’aime l’endroit où je vis, la porte ne m’a jamais inspiré que des réserves tant elle est difficile à ouvrir et à fermer, qu’elle demande de jouer avec la clé dans la serrure – comme le font les voleurs pour ouvrir un coffre-fort – cherchant en manipulant poignée et clé à produire le bon déclic, celui qui fera glisser le penne sans effort – mais franchement pourquoi une porte haute sécurité quand ici les fenêtres restent la plupart du temps ouvertes, que les volets ne se sont jamais fermés et que les clés dorment souvent la nuit à l’extérieur sur la serrure sans même qu’on s’en aperçoive – et une fois la porte ouverte, il n’y a plus qu’à frotter les pieds sur le paillasson, avancer le genou droit, le plier puis propulser le corps vers l’avant pour monter une marche et rentrer.
Merci Françoise pour toutes ces images, odeurs, détails…
Mais oui la pelouse synthétique et la piscine, tellement plus pratique !!!
Et la clef dans la serrure pour bien s’enfermer sur une porte qu’on laisserait bien ouverte. C’est magnifique, à bientôt.
oui mais pour l’anecdote, le voisin râle encore parce qu’il est obligé de passer l’aspirateur sur sa pelouse synthétique ! Un comble 🤪
voilà comment on passe de l’a réinvention d’un jardin à l’inventaire d’un sac à main !
tu sais, j’ai eu mal quand il a coupé les arbres
suite à la lecture, je me souviens de : « impasse derrière lequel poussaient autrefois trois peupliers bavards que j’écoutais bruisser la nuit »
le bruit m’est rentré dans le corps
c’est beau ça : « le bruit m’est rentré dans le corps ».
De mon côté il m’arrive de rêver que je les entends encore 😉
sourire en lisant
ah ces voisins
ah pas seule pour le sac (ne pas le choisir trop profond c’est encore pire)
et surtout ah ces clés et cette porte trop sécure (quel mot affreux)
Merci pour ton passage. Eh oui les sacs… une amie me disait qu’elle cherchait des pantalons ou des manteaux avec plein de poches pour ne plus avoir besoin de sacs à mains, mais que c’est complexe à trouver pour les femmes.