J’ai essayé avec le lacet, deux lignes et l’ennui insupportable. J’ai tenté les courses au supermarché, trois pages, au je, au tu, au présent, au passé, et l’ennui insupportable. Je me lance maintenant dans l’essuie-glace, j’ai bon espoir.
Même quand je les changeais moi-même, il me fallait, à chaque fois, tout réapprendre. Changer un essuie-glace est un geste courant. Un essuie-glace fonctionne. Il essuie lorsqu’on le lui demande. Mais on ne le lui demande pas vraiment, n’est-ce pas ? Ce geste, tellement courant que j’ai du mal à le nommer et qui consiste, d’une poussée de notre main (gauche dans certains véhicules, droite dans d’autres) dans l’enclenchement d’un mécanisme inconnu de moi, notre cerveau l’expérimente comme un ordre donné au véhicule. Les essuie-glace répondent, dans l’instant, au besoin que notre cerveau a formulé et qui a trait au danger que représenterait le fait de rouler sous la pluie sans visibilité. Généralement, la main opposée (gauche dans certains véhicules, droite dans d’autres) enclenche un peu avant, un peu après, un mécanisme, tout aussi mystérieux, pour allumer les phares. Ces mécanismes fonctionnent en ce sens qu’ils répondent instantanément à nos besoins. Lorsque cela ne fonctionne plus, ils apparaissent alors dans toute leur complexité. Cela n’a alors plus rien à voir avec un quelconque échange verbal. Ça ne répond plus, ça ne marche plus. Le cerveau n’y peut rien. Son attente est déçue. D’où, peut-être, le sentiment d’injustice et d’incompréhension lorsque cela arrive. Oh, je te parle ! Tu pourrais répondre, merde ! On engueule son véhicule, parfois on frappe son volant de dépit comme pour le punir. On lève les yeux vers le ciel. On se sent le jouet d’une force supérieure. Pourquoi moi ? Cela ne devrait jamais arriver. Et, bien sûr, cela arrive toujours au mauvais moment. Justement ce jour-là, justement quand je suis en retard, justement quand j’ai oublié mon portefeuille, justement quand je viens de m’offrir la satisfaction d’avoir dépassé un 4×4 rutilent et que je me retrouve dans l’obligation de ralentir.
Je n’ai jamais acquis aucune dextérité dans l’art de remplacer les balais d’essuie-glace. Cela a même toujours été une source d’inquiétude, mineure certes, mais réelle. Il convient d’en changer lorsque les balais montrent des marques d’usure, c’est-à-dire lorsque, une fois le mécanisme enclenché, ils laissent à chaque passage des marques qui brouillent la vision, qu’on pourrait nommer « trainées » ou « lignes » ou « stries ». Ces traces sont, le plus souvent, accompagnées d’un grincement du caoutchouc contre le pare-brise. Certains parlent même de broutage. Si les balais broutent, il conviendrait non seulement d’en vérifier l’usure, mais aussi de s’inquiéter des bras qui les attachent au véhicule, car ceux-ci pourraient être tordus. Dans ce cas, on peut essayer de leur rendre leur forme au moyen d’une pince. Et cela, non, je ne m’y risquerais pas. Mais l’inquiétude nait avant tout à l’idée d’avoir à entrer dans un magasin d’accessoires automobiles. Ce n’est pas un lieu que j’aime fréquenter, car rien ne m’y intéresse vraiment. Tout m’y ramène même à une forme d’incompétence coupable. À peine suis-je tenté d’acquérir un protège-volant en silicone dont je me dis qu’il devrait être agréable à l’usage, ou encore un sapin parfumé. Il existe tellement de sortes d’essuie-glace ! Il ne faut pas se tromper. Il m’est arrivé une fois de me tromper. Maintenant je demande conseil, et je trouve cela un peu humiliant. Car, pour le vendeur, je suppose que c’est le b.a-ba, le niveau zéro de la mécanique automobile. Et je lui parle sur son terrain, dans une odeur peu familière de graisse, de lubrifiant et de caoutchouc neuf. Je devrais savoir cela, et me dis que cette fois sera la dernière, qu’à partir d’aujourd’hui ce problème sera réglé. Ensuite, une fois la paire d’essuie-glace acheté, il faut procéder au remplacement. Il y a une symétrie évidente dans le fait de retirer un balai d’essuie-glace défectueux et celui d’en installer un nouveau. Lorsqu’on retire le premier, on est conscient qu’il faudra ensuite effectuer les mêmes gestes, mais en sens inverse, avec le second. On est attentif, car l’expérience nous a appris que cela allait être compliqué. On retire l’essuie-glace obsolète au prix de diverses tentatives qui finissent inéluctablement par s’annuler entre elles. Le voici dans nos mains, libéré de son attache (son bras), sans trop savoir comment cela est arrivé.
La dernière fois, en France, quand il m’est arrivé ce type de désagrément, ma voiture était stationnée dans le parking sous-terrain du bureau de poste où je travaillais. J’avais acheté la paire d’essuie-glace sur ma tournée. C’était un moindre mal, car je connaissais le gérant du magasin. Il s’est gentiment moqué de moi, mais m’a prodigué les conseils d’usage avec une certaine bienveillance. C’est d’ailleurs ce genre de rapports, basés sur l’humour, que j’entretiens généralement avec les amis qui sont doués de leurs mains : ceux qui font tout chez eux, jusqu’à surélever une toiture, ceux qui s’occupent eux-mêmes de la révision de leur voiture, qui forgent le fer dans un atelier rempli de machines coupantes et potentiellement mortelles, ceux qui connaissent le nom des arbres et des plantes, qui savent se repérer sur une carte IGN, ceux qui ont parcouru le monde et rencontré des gens extraordinaires partout sur la planète. Cela est préférable à la morgue du vendeur inconnu, encore que je me souvienne du mécanicien d’Alba-la-Romaine qui avait acté la panne de ma voiture, sans morgue aucune ; il était venu me chercher, avait examiné le moteur, m’avait offert un verre d’eau fraîche sous une jolie tonnelle, avait essayé de m’expliquer l’inexplicable avec patience, tout en étant pressé par d’autres clients, d’autres chantiers, et ne m’avait rien fait payé, alors que j’étais prêt à le prendre dans mes bras en lui offrant une amitié indéfectible. Il m’avait secouru et offert son humanité sans contrepartie, tandis que je me débattais avec la boite vocale de mon assureur. Il s’agissait d’un problème autrement plus grave que de changer une paire d’essuie-glace. J’étais touriste, il a vu en moi son frère humain ! Il s’appelait Fidel. C’est à ce type d’exagération qu’en viennent les types qui, comme moi, ont négligé les matériaux et l’art de les assembler. Personne n’irait au bout du monde avec eux.
Donc, j’étais dans le parking sous-terrain du bureau de poste, et m’apprêtait à changer ma paire d’essuie-glace. À la complexité attendue de la tâche s’ajoutait celle de l’éclairage qu’il fallait relancer toutes les deux minutes en appuyant sur un interrupteur distant de quelques mètres de mon véhicule. Seul sur ce parking, je me suis fait l’impression d’être l’acteur involontaire d’un numéro de cirque. En un temps limité, je devais retirer et remonter mes balais, et gérer la poursuite lumineuse qui me maintenait éclairé.
À l’autre bout du monde, du moins par rapport à la France, quelques années plus tard, point minuscule me mouvant entre une mangrove sauvage et une route périphérique, je sors de chez moi, un matin comme les autres, pour me rendre à l’école accompagné de mes enfants. Il pleut. Les orgueilleux 4×4 qui seraient, dans la chaine alimentaire de ce pays, comparables à des éléphants, roulent comme à l’accoutumée, c’est-à-dire sans se préoccuper de rien, ni de la pluie, ni des piétons qu’ils arrosent copieusement, ni des autres voitures qu’ils klaxonnent avec autorité. Je m’insère dans la circulation dense du petit matin et m’apprête à faire réviser une table de multiplication à un enfant récalcitrant, lorsque, dans un mouvement ridiculement harmonieux et définitif, le balai de l’essuie-glace du côté conducteur finit sa course sur la chaussée. Passé le temps de la stupéfaction, je tape sur le volant et je maudis la réalité que je m’évertue à nier. C’est pas vrai ! C’est pas possible ! Durant un bref instant, il me semble même me voir de dessus, où le ciel est indifférent et sombre. Vus de là-haut, nous sommes un troupeau fuyant je ne sais quel danger dont l’accomplissement de nos tâches quotidiennes est censé nous protéger. Je ne vois plus rien. On me double par la droite, on me double par la gauche, la lueur des feux arrière qui me précèdent s’étale en une pâte graisseuse sur le pare-brise. Je ralentis. Mes enfants se sont tus. Nous sommes encore loin de l’école et il ne servirait à rien de s’arrêter. Le long de l’océan indien, on ne vend pas de balais d’essuie-glace à sept heures du matin ni jamais d’ailleurs, cela est réservé aux feux rouges du centre-ville. Comme ils m’agaçaient, ces vendeurs à la sauvette ! Certains allaient même jusqu’à soulever les balais de mon pare-brise pour en montrer l’usure supposée. Et je leur disais non avec de grands gestes, maitre alors de mon destin et de mon véhicule. Je tente maintenant une torsion de la colonne vertébrale pour me mettre dans l’axe de la partie balayée par l’essuie-glace du côté passager. Il est plus petit, et je me demande malgré tout pourquoi. Je conduis tordu dans une position ridicule et inconfortable qui me fait penser à un mouvement de danse orientale, lorsque le cou des danseurs semble se désolidariser de l’axe de leur corps. La mécanique redevient pure mécanique, indifférente à la fiction consistant à penser qu’elle est au service d’une volonté humaine. Je passe la quatrième au lieu de la seconde, j’hésite sur l’usage du pédalier, le moteur cale à proximité des ronds-points. On me klaxonne, on me fait des appels de phares.
Puis je suis sauvé par l’embouteillage. À faible allure, la pluie sur le pare-brise fait comme un nappage. C’est flou, mais c’est uniformément flou. Je m’en sors comme cela. L’embouteillage m’accompagne jusqu’à destination.
Geste inconnu de changer un essuie-glace, mais familiarité ici du réel récalcitrant.