Aimer penser aux gestes de Maria la grand-mère préparant chaque semaine d’été des tomates farcies. La voilà en train de choisir un à un chaque fruit cueilli la veille dans le jardin, le soupesant, vérifiant du bout du doigt sa souplesse non dénuée de fermeté, reniflant le pédoncule pour s’assurer d’une odeur « verte » distinctive, le scrutant pour juger une robe lisse, brillante et sans flétrissures. Mise en place du rituel culinaire : se laver les mains, se saisir du bol en grès réceptacle de la chair à saucisse mélangée au persil préalablement haché avec de l’ail, à la mie de pain, aux œufs, au petit verre de vin blanc, au sel et au poivre. La voir plonger les mains pour combiner tous les ingrédients durant quelques minutes, la voir dégager une boule rose avec des filaments verts, la faisant sauter au-dessus d’elle comme le ferait un jongleur avant de la mettre au repos sur un torchon en lin. Retourner vers les tomates, les laver, les essuyer avec précaution. Observer son silence et sa concentration, les lèvres pincées. La voir se saisir du couteau dédié et séparer en deux chaque tomate, les presser avec délicatesse pour extraire les graines, et découper en petits morceaux l’intérieur de chaque tomate, l’écraser à la fourchette et le mélanger à la boule patiente. Descendre de l’étagère du placard le grand plat en terre. L’entendre souffler un peu, la voir sourire, la voir placer chaque tomate dans le plat luisant d’huile d’olive, les serrer les unes contre les autres puis les remplir de la farce en formant un dôme, répartissant un filet d’huile d’olive et saupoudrant l’ensemble de chapelure. La voir malgré ses bras frêles saisir ce plat si lourd, l’enfourner dans le vieux fourneau et attendre avec elle les senteurs donnant le signal que la cuisson est terminée. S’offrir une journée gourmande.
S’observer esquissant les mêmes gestes. Le passé submergeant le présent. Impression de vivre deux époques en même temps. Mais aujourd’hui ne pas comprendre pourquoi ce changement de gestes, cette crispation, ce changement d’ordre des opérations, ces hésitations. Conscience d’une cassure, d’une déchirure. Tenter de reprendre, trembler, ressentir de la mélancolie, plat raté, gestes inaboutis.
ça démarre comme une recette, on a même envie de l’écrire dans son carnet avec en haut de la page « Farce de Maria »
et puis quelque chose se met dans l’engrenage, tout est raté et on ressent de la tristesse
un texte fort en émotions contrastées entre saveur gourmande et tremblement des mains
Elle était succulente mais jamais reproductible
une saveur demeure, une odeur parfois revient
oui émotion
quelle délicatesse dans ce texte, si précis que les images sont immédiatement là, le choix des tomates, s’assurer d’une odeur « verte » distinctive, la voir saisir le plat si lourd, et la tristesse à ne pas pouvoir retrouver les gestes, merci.
À mon tour merci Isabelle d’avoir partagé mon émotion